Bonjour à tous ; je vous propose une petite anecdote ( 3 petits chapitres que j’ai intitulé : La canonnière du Song Caï ) tirée de mes souvenirs de cette campagne d’Indochine. Ce n’est pas un fait d’arme mais un incident qui a marqué la fin de nôtre L.C.M. de commandement (9.137) à un moment où commençait, pour nous français, l’évacuation de la base fluviale de Canthô. Loin d’une chronologie des faits, j’ai voulu relater l’atmosphère du lieu à travers les méandres d’un fleuve et l’inquiétante traversée d’une forêt aux mille cris, et, d’un coup !... comme plombée d’un silence annonciateur de tragédie. Les anciens n’auront pas manqué de vivre cette ambiance colorée, mais parfois déprimante, de ces coins de l’Indochine. Ch. Lepiller.
Croisière sur le Song Caï-Long. Cochinchine 1955.
Depuis un bon moment déjà nous zigzaguons dans les méandres d’un arroyo dont le lit est devenu étroit à l’heure de la marée de jusant. Nous rentrons de Rach Gia et venons d’emprunter le Song Caï. La végétation, sur chaque bord de rive, est plantée de palétuviers et de bras nerveux de mangrove, plongeant dans une tourbière de vase. La forêt, vaste capharnaüm végétal et impénétrable, est constituée de hautes futaies et d’un enchevêtrement de branchages et de lianes. Une jungle d’où s’échappent un concert criard ; de caquètements et d’onomatopées. Il nous tarde de sortir de ce labyrinthe verdâtre pour aborder la partie plus étirée de l’arroyo, vers Go Quao. Ensuite restera la courbe du rach Caï-Tu, puis de croiser à la hauteur du pont détruit de Hoa-Luu et enfin le canal Xa-No pour piquer droit sur Canthô. Autant dire encore pas mal de mille a parcourir et d’heures a passer…Si les Grey-Marines ne nous lâchent pas nous devrions êtres à la Base fluviale au petit jour prochain.
À cette heure de fin d’après midi, nous aurions dû être au 3/4 de nôtre parcourt, mais une panne au départ de Rach Gia nous a imposé de différer celui-ci. Pour le moment nôtre préoccupation est de passer les difficultés avant que la nuit soit tombée. On sait qu’ici celle-ci survient vite, pratiquement sans prévenir. Rideau total ! Déjà les bruits de la forêt font place à des lamentations geignardes. Les couleurs flamboyantes disparaissent. Des vapeurs grisâtres montent des sols. Des berges s’élèvent des coassements de batraciens et de milliers de frai visqueux s’extirpant de pustules verruqueuses dans cette vase grenouillère.
À cette période de l’année nous entrons dans la mousson humide. Les pluies sont fréquente, soudaines, torrentielles. Tandis que la température ne varie pratiquement pas ou très peu ; 28°/30°, pour faire un bond à la saison sèche. Une chaleur malsaine entretenant une nuée de parasites : moustiques, lombrics, sangsues (bien connues de la troupe). Sans parler d’affections cutanées : dartres, pieds de buffle et autre bourbouille.
La nuit nous enveloppe maintenant. L'obscurité devient totale. Il va falloir ouvrir les quinquets, écarquiller tout grand les yeux au risque de mauvaises rencontres, le plus souvent des troncs et autres branchages agglutinés de luc-bins, ces grosses mottes de végétation qui dérivent.
À cet exercice tout l'équipage est convié, même le cuisto ! Tant pis, on mangera des pilchards ou quelques boites de hénaff, le pâté du mataf.!
Les moteurs réduits, tout le monde est mobilisé, armés de lampes torches, a scruter ; et la berge et la masse liquide verdâtre de l'arroyo La veille au perchoir (hunette) étant devenue inutile, je descends sur le toit du poste de pilotage. J'ai pas plutôt mis le pied au contact de l'abri, qu'une énorme masse sombre se profile au tournant d'un des nombreux méandres du fleuve. Une fraction de seconde marque un étonnement horrifié, une de plus pour revenir à la réalité et l'instinct de survie prend le dessus ! " Là, devant !…", à peine une centaine de mètres, se dresse l'avant de ce que l’on pourrait prendre pour un L.C.T. tellement la masse nous parait imposante, mais qui s’avèrera être un L.C.M. qui rejoint Rach Gia.
Le réflexe de chacun est de se cramponner à tout ce qu'il peut, puis de gueuler "…Moteurs stop !...machines arrière toute !!. À cet ordre, l'enclenchement est brutal. Les Grey marine ont une espèce de haut- le-cœur, l'arrière du L.C.M. tressaute. Les hélices tel un énorme mixeur, dans un geyser d'eau et de boue, font remonter des entrailles du fleuve toute une faune d'amphibiens .Mais il est déjà trop tard, le choc est inévitable, violent.
Passée la collision, retrouvant nos esprits, l'heure est au constat. Heureusement il n'y a que quelques contusions dans le personnel, de la casse matériel dans le poste équipage, mais surtout une belle entaille au niveau de l'étrave qui commence à nous faire prendre de la gite. Après évaluation des dégâts, une estafilade de 50 à60cm.est relevée à l'avant babord. Déjà le ballast s’engorge d’eau avec de gros « gloups bouillonnants». Malgré nos efforts associés à la pompe japy, nous sommes impuissants a rétablir une situation de plus en plus critique. Puis le bateau se stabilise… nous sommes échoués dans la vase.
Croisière sur le Song Caï…S’ensuit une discussion… rejet de responsabilité, Incompréhension, mais rien ne change à l’affaire, il faut se rendre a l’évidence, après que le Q.M. manœuvre descendu le long de la coque, dans une eau boueuse, constate les dégâts, et que les pompes d’écopage s’avèrent inutiles. Sans palabrer davantage, il est décidé que l’L.C.M. va nous épauler ,bord à bord, pour rejoindre la base fluviale dès que la manœuvre va le permettre. Il va falloir faire vite, la marée remontant nous risquons de prendre plus de gite. Au petit matin, aussières passées
et tenus a flot nous regagnons Canthô, d’où, peu de temps après, sommairement remis en état, nous gagnerons les ateliers de Saigon. Nous allons rester là encore quelques temps, monté sur carène, Puis le 137 sera déclaré « Bon pour l’A.M.F. ». Laisser un endroit où on se languit, est un soulagement…mais laisser une chose comme ce bateau, où l’on a passé de bons moments, déchire le cœur. Aussi avant de le quitter, nous lui adresserons une dernière et chaleureuse pensée. Quand à nous, l’équipage, nous seront pris en subsistance à la Base Courbet, en attente de reconstituer une flottille, d’un regroupement d’engins, à Cat Lô dans la Province de Baria, près du Cap St. Jacques.
Fin.
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