L'atmosphère est déjà lourde d'humidité malgré la saison. Nous arrivons au terme du voyage après dix-sept jours. A l'embouchure du Nha-Bé, le tirant d'eau du "Pasteur"ne lui permettant pas de remonter le fleuve, nous sommes transférés sur les deux caboteurs "sister ship" Alexandre de Rodes et Pigneau de Béhaine. Je suis bon pour la F.A.I.S. une seconde fois.De toute façon, cette affectation me convient parfaitement. La vie que nous menons dans cette unité, au contact de la population, dans le pays profond, est autrement plus exaltante, malgré le danger. L'officier d'embarquement feuillette mon livret, pensif:
Je ne comprends pas. Vous avez de bonnes notes et là, durant une période, une grosse sanction, de la prison. Que s'est -il passé?
Ma réponse tombe, laconique.
- J'étais sous les ordres du commandant X...
L'officier referme le livret et me regarde d'un air entendu:
-Rassurez-vous. Le commandant X... a quitté la F.A.I.S.
La réputation de ce fou est donc faite.
Le soir même de mon arrivée, avec trois ou quatre copains, je sors en ville. Je découvre Saïgon toujours aussi animée, ses larges avenues bordées de flamboyants, son atmosphère vivante, chaude, enivrante. Les rues illuminées sont grouillantes de vie, les pousse-pousse se faufilent dans une circulation démente, les filles se retournent, découvrant leurs dents blanches en un sourire prometteur. Deux par deux ou trois par trois, elles descendent la rue Catinat, leur longue tunique diaphane flottant au vent. Attablés aux terrasses, les noctambules de tout grade et de toute couleur combattent l'écrasante chaleur en dégustant un "bisquit-soda" glacé tandis que les orchestres déversent des flots de musique sud-américaine, rumba, samba, tango, paso. Dans le quartier du marché, agglutinés autour des marchands ambulants, hommes et femmes accroupis sur les trottoirs prennent leur repas du soir, bol de riz dans une main, baguettes de bambou dans l'autre. Une vendeuse de soupe, son fonds de commerce suspendu aux deux extrémités de son fléau de bambou, nous dépasse de son trottinement cadencé. Des porte-faix chinois, ceinture de cuir en bandoulière, le corps à l'horizontale, s'arc-boutent pour tirer des charges colossales. Des "nhos" se poursuivent en courant , une maman les gourmande de sa voix suraiguë. Les taxis 4 CV Renault, que l'ingéniosité des bricoleurs vietnamiens fera durer au delà de l'imaginable, revendiquent bruyamment le passage, bondés à déborder.
Aucune ville ne peut être comparée à Saïgon. Saïgon est la ville de tous les plaisirs: le jeu,les filles, l'opium, les affaites dopées par la guerre. Au loin ,de l'autre côté de la rivière, on entend des coups sourds, une gerbe de traçantes ensanglante la nuit: un poste est attaqué. Là-bas, peut-être, des camarades meurent. Peu importe. Demain, ce sera notre tour. Ce soir, Saïgon la voluptueuse, Saïgon l'amorale oublie la guerre, veut oublier la guerre. Saïgon vit. Intensément.
Note: Alexandre de Rhodes et Pigneau de Béhaine furent des missionnaires dont l'action au Vietnam fut marquante ( mise au point de l'alphabet latin quoc-ngu notamment).
A plus, les copains.