La veille ou le jour du départ, je fis la connaissance d'une adolescente éthiopienne. Au Harrar ou à Diré Dawa ? J'ai oublié. Contrairement à la plupart des jeunes filles que fréquentaient mes petits protégés, elle n'était pas habillée à l'occidentale mais vêtue du costume traditionnel. Elle ne parlait pas français. La conversation se fit donc en anglais, langue qu'elle pratiquait avec beaucoup d'aisance malgré son jeune âge. Son père, sa mère, ses frère et sœur avaient été tués, le reste de sa famille étant "porté disparu". Son rêve : gagner Djibouti, territoire français considéré comme un véritable havre de paix dans cette Corne de l'Afrique décidément bien agitée en ces années 70.

Elle me suppliait pour que je l'emmène avec moi et l'aide à quitter le territoire. Facile à dire mais cela présentait de gros risques. J'étais très embêté et ne répondais ni oui, ni non. Attendris par le récit de la jeune fille, tous mes matelots et quartier-maîtres firent bloc pour la soutenir et me supplièrent à leur tour de l'emmener avec moi. Agés de 18 à 24 ans, ces jeunes étaient adorables mais ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez.
Le plus âgé, quartier-maître chef, était très lié avec une sorte de "mama" éthiopienne qui vivait seule et tenait une petite boutique en centre ville. Arrivé à Djibouti, il se proposait d'emmener l'adolescente chez cette dame. Non seulement, il était absolument sûr et certain qu'elle accepterait de l'héberger mais il était également persuadé qu'elle trouverait rapidement un petit boulot pour cette jeune compatriote. Bref, tous s’étaient (gentiment) ligués contre moi. Mon cœur me disait d'accepter. Ma raison me disait de refuser. Trop dangereux. Finalement, j'écoutais la voix de mon cœur et acceptais de prendre en charge l'adolescente éthiopienne pour lui faire franchir clandestinement la frontière.
Sourire radieux de la jeune fille et joie des jeunes marins du Bourdais qui me félicitèrent pour cette décision.

Pour le voyage retour, j'avais choisi la même suite que celle dont je disposais au voyage aller. Je fis donc monter la demoiselle dans ma suite (presque) royale. Jusqu'à l'approche de la frontière, nous restâmes discuter dans le salon. Quelques kilomètres avant la sortie du territoire éthiopien, le train commença à ralentir. Je demandai à ma petite protégée d'aller se cacher dans la salle de bains jusqu'à ce que je vienne personnellement la chercher. A la frontière, le train s'arrêta. L'heure de vérité avait sonné.
De l'extérieur, les militaires nous intimèrent immédiatement l'ordre de baisser tous les rideaux (rideaux de nuit, donc complètement opaques). Pourquoi ? Nous ne tardâmes pas à comprendre. Nous entendîmes des coups de feu. Des passagers clandestins cherchant à fuir l'Ethiopie s'étaient cachés dans ce train. Ayant été découverts, certains s'étaient rendus. D'autres avaient pris la fuite. Les militaires éthiopiens ne s'embêtèrent pas à leur courir après : ils les tirèrent comme des lapins. Que faire ? C'est horrible à dire mais nous ne pouvions rien faire. De l'autre côté de la frontière, les Français et les Djiboutiens étaient totalement impuissants.

J'ouvrais la porte de ma suite et restais dans l'entrée, mon cœur battant la chamade en attendant l'arrivée des militaires. Un sous-officier se présenta. Je fis un peu de zèle et le saluai militairement avec un grand sourire en même temps que je lui tendis mes papiers (j'étais pourtant en civil et il était moins gradé que moi). Cela sembla lui plaire. A peu de chose près, tout se passa comme à l'aller : il s’avança d'un ou deux mètres, jeta un coup d’œil dans le salon, contrôla mes papiers, mon passeport ... et partit sans dire un mot. OUF !
Ce soir, je ne dormirai pas en prison. Après la frontière, je fis sortir la jeune Ethiopienne de sa cachette. Elle était maintenant en territoire français, libre et heureuse. Arrivé à Djibouti, le quartier-maître chef tint parole et emmena l'adolescente chez son amie commerçante qui, à mon grand soulagement, accepta de l'héberger et de la prendre en charge.

.../... Si un jour, je suis convoqué à l'émission "Y'a que la vérité qui compte", je penserais immédiatement à l'une de ces personnes. Ou à cette toute jeune fille que j'ai extirpée du bourbier éthiopien en 1976 en lui faisant franchir clandestinement la frontière (Mémoires écrites entre 2003 et 2006, cette émission télé de recherche de personnes n'existe plus).