En 1980, il avait cinquante-six ans et une fille qui avait moins de dix ans. Un retour de campagne sans doute. La gamine s'appelait Bettina et son papa lui avait offert un mange-disque à Noël (pour microsillons 45 tours, vous vous souvenez ?). Bettina avait une fâcheuse tendance à confondre le grille-pain et le mange-disque. Résultat : tous les quinze jours, le gadget était en réparation chez nous (au Contrôle TER). Même l'amiral avait donc recours à nos services !

A propos de Bettina, je m'aperçois que je ne vous ai pas encore parlé du service. Quel rapport ? J'y viens. En semaine à partir de 17H00, les samedi, dimanche et jours fériés, tous les OMS du Contrôle TER, du Crasid et de l'état-major TVL participaient au tour d'officier de garde à l'amirauté de Kernevel, la résidence du COMAR.
A l'origine, c'est l'amiral allemand Dönitz, commandant la flotte sous-marine et futur grand chef de la Kriegsmarine, qui réquisitionna cette vaste et belle demeure à l'architecture typique des années trente, propriété d'un riche armateur lorientais. Après avoir fait construire un immense bunker souterrain sous la villa, il en fit sa résidence personnelle et son PC de commandement durant la fameuse "Bataille de l'Atlantique". L'emplacement était idéal : les pieds dans l'eau et juste en face de la base sous-marine.
En 1945, la Marine Nationale aurait dû restituer la résidence à son légitime propriétaire. Ce ne fut pas le cas. Probablement pour conserver l'usage de toutes les installations laissées par les Allemands : PC souterrain protégé, station radio, groupes électrogènes, etc. C'est ainsi que Kernevel devint la résidence de l'amiral commandant la Marine à Lorient.

Le petite princesse Bettina devait s'ennuyer dans son château.
Elle venait en effet souvent rendre visite à l'officier de garde.
"Comment tu t'appelles ?"
"Qu'est-ce que tu fais ?"
"Il est bon ton gâteau ?"
"T'en veux un ?" (ma pomme)
"Oui !"
Mignonne et pas timide la petite.

Les réceptions à l'amirauté étaient fréquentes et fort cotées. A la moindre coupure secteur (Kernevel est en bout de ligne EDF), l'officier de garde avait pour consigne de lancer les groupes électrogènes. Pas question que l'EDF ne vienne gâcher la soirée de l'amiral. Lorsque j'étais de service le dimanche, Joëlle, Ivan et Anthony venaient parfois me tenir compagnie et déjeuner avec moi. Les repas du dimanche midi à Kernevel étaient toujours "améliorés". C'était très sympa.

La marque de l'amiral et le pavillon national étaient hissés face à la mer, juste devant les fenêtres de la salle à manger de l'amiral. Tous les matins et tous les soirs, c'est l'officier de garde, secondé par un matelot ou quartier maître, qui "faisait les couleurs". A Singapour, j'avais acheté une mini calculatrice ultra plate qui faisait également office de calendrier et de montre avec alarme. Quelques minutes avant la cérémonie des couleurs, je programmais la sonnerie à la seconde près. Dans un garde-à-vous parfait et surtout sans jamais regarder ma montre, j'ordonnais "Envoyez !" à la minute et à la seconde près.

Un jour, l'amiral Herbout déclara à Moguedet, mon pacha, que le seul officier de garde qui envoyait les couleurs à l'heure pile, à la seconde près, c'était le maître principal Péron. Merci amiral de l'avoir remarqué et de le faire savoir.
Matin et soir, pour la cérémonie des couleurs à Lorient, LA référence, c'était Kernevel : la tour de la Découverte envoyait les couleurs en même temps que Kernevel et tous les bâtiments à quai suivaient.

Tous les matins ou presque, il y avait un casse-croûte aux environs de 10H00.
Tout au moins pour ceux qui n'étaient pas en intervention extérieure. Casse-croûte prolongé, bien souvent suivi de l'apéro vers 11H00/11H30. J'avoue que ce n'était pas trop mon truc mais cela permettait, dans un cadre sympathique et convivial, d'entretenir de très bons rapports avec toutes les personnes, civiles ou militaires, que nous côtoyions quotidiennement dans le cadre de nos activités professionnelles. Cela n'est pas anodin.
De nombreux problèmes, à priori insolubles, ont été réglés... devant une bonne bouteille de Muscadet bien frais.

Un jour, le COMAR (CA Herbout) vint visiter le SCE à l'improviste avec Falquéro (LV, OSD STVL) et Moguedet (CF, pacha STVL). Apercevant le réfrigérateur, l'amiral fronça les sourcils et demanda ce qu'il y avait à l'intérieur. Avant que le major Pujos (détecteur, chef du SCE avant que je ne prenne sa suite) n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche, c'est Falquéro qui répondit à sa place.
Oui, il y avait effectivement "quelques bières" au SCE.
Il était au courant.

Il expliqua ensuite à l'amiral que le SCE était très souvent sollicité par presque toutes les unités de l'arrondissement maritime et que ses moyens (bancs d'essai, pièces de rechanges, appareils de mesures) n'étaient pas toujours en adéquation avec les concours demandés qui étaient multiples et très variés. Malgré ces difficultés, le personnel SCE arrivait à faire face "grâce aux excellentes relations personnelles avec le personnel DCAN des différentes nefs". D'où la présence d'un minibar : de temps en temps, il faut savoir remercier les gens qui vous ont rendu service. CQFD.
Falquéro ajouta que tous les techniciens du SCE étaient de "grands garçons" et qu'il n'y avait aucune raison de ne pas leur faire confiance. Le COMAR tiqua un peu mais finit par se rallier aux arguments - convaincants - de Falquéro.

En quittant les locaux du SCE, il adressa quand même un avertissement à Gégé Pujos :
"Faites en sorte que je n'entende jamais parler de ce bar"
Sous-entendu : pas d'histoire ! sinon ...
Il fallait bien que l'amiral ait le dernier mot.
N'empêche, l'essentiel était là : le COMAR nous autorisait officieusement à conserver ce bar clandestin.
Chapeau, Falquéro !
De 1961 à 1999, c'est la seule et unique fois où j'ai vu un officier se mouiller personnellement pour défendre l'indéfendable, à savoir un bar clandestin tenu par des officiers mariniers.
Bravo et merci.

Le fin mot de cette visite totalement inhabituelle, l'amiral n'étant jusqu'à présent JAMAIS venu nous voir :
c'est un syndicaliste de la DCAN Électronique, sans doute aigri et jaloux de n'être jamais invité, qui nous avait dénoncés.