par † J-C Laffrat Jeu 4 Déc - 15:07
La « bête », le vendredi-13, le lièvre et la tortue ...
Anecdote de Bernard Dumortier parue dans la gazette de l'ARDHAN n° 96 concernant l'animal cousin du lièvre.
Avril 1984. Le bâtiment vient d’appareiller de Nouméa et fend les flots de la mer de Corail pour son long transit à destination de Bornéo. Le Commandant Bory a pris la mer malgré la contrariété exprimée par l’équipage. Jeannette, la mascotte du bord était malade, le radar de navigation donnait des échos erratiques, le vent s’était établi dans une direction anormale pour la saison et le bateau roulait bord sur bord pour la première fois depuis le départ de Tahiti dix jours plus tôt.[page]
Le dîner au carré des officiers était des plus moroses. On avait mis les violons sur la table. Mais ce n’était pas là la raison d’une mise en sourdine des conversations... Celles-ci étaient brèves et se faisaient à demi-mots. Le président, près de 30 ans de marine dans le « monde du silence », affichait une mine des mauvais jours. Une mine qui déteignait par mimétisme sur le visage des autres officiers. Les regards qui s’échangèrent autour de la longue table étaient éloquents. Nous étions un vendredi 13...
Le pacha, consulté par l’état-major lors de l’escale, n’avait pas voulu différer le jour du départ. « Nous avons un PIM trop tendu » aurait-t-il rétorqué. L’aviso escorteur devra appareiller à la funeste date pour rallier en temps et en heure la grande île indonésienne.[page]
Pour conjurer ce mauvais sort et détendre cette pesante atmosphère laquelle commençait aussi à insupporter le civil du bord que j’étais, je crus bon de lancer à la cantonade alors que le motel assurait le service dans un numéro d’équilibriste :
« Il ne manquerait plus qu’on nous serve du lapin… »
Des cliquetis de vaisselle vinrent brusquement interrompre la fin de ma phrase. Le bruit caractéristique de l’argenterie heurtant les verres ou retombant dans les assiettes... S’en suivit un long silence… Un silence de mort. Un ange passa. Une escadrille d’anges repassa ! Des anges noirs… Sabre d’abordage au clair et missiles Exocet sous les ailes…
Le motel resté interdit, le plat en bout de bras, était comme suspendu dans l’espace et dans le temps…
Du coin de l’œil, je fis un tour de table. Un officier devint pivoine, un autre manqua de s’étouffer, un autre encore le visage plongé dans sa serviette tenta de stopper un rire inextinguible et incongru. Le commissaire, les épaules rentrées, se tassa et plongea le nez dans son assiette. Quant au médecin, les yeux quasiment exorbités derrière ses lunettes, il me fusilla du regard…
Assis à la droite du président, je m’étais fait un peu plus petit sur la chaise, attendant la sentence individuelle, salvatrice délivrance au malaise ambiant.[page]
« On ne doit jamais parler de la bête… Jamais…».
Puis il rajouta à la tablée, en guise d’avertissement général :
« On ne doit pas même y penser !»
Je me le tins pour dit. Je savais que ce léporidé constituait un gibier que les marins abhorraient par-dessus tout. En revanche, j’ignorais qu’il était tabou au point de ne pas même avoir le droit de prononcer le nom de la bête à longues oreilles !
Plus de dix ans passèrent, avant que j’aie l’opportunité d’embarquer comme journaliste sur le Charles De Gaulle qui accomplissait sa première traversée de l’Atlantique.
Les « ponev » me firent découvrir un curieux animal qui n’existait pas sur les autres porte-avions : la tortue ! Placée au centre du pont d’envol, dont la forme en carapace abrite une caméra d’axe, cette « tortue » transmettait en direct, aux officiers d’appontage blottis dans leur baignoire, les images d’approche des Hawkeye.
Nuitamment, ils me firent découvrir une autre bête qui, sur la piste oblique, détalait oreilles abattues et sans discontinuer : un lièvre… « Le » lièvre ! Sa course éperdue faisait des étincelles sur le pont ! En fait, ce pseudo léporidé n’émettait que ses puissants éclats lumineux pour baliser la piste oblique, à l’instar des pistes d’aérodrome…
Provocation des marins de l’aviation navale envers leurs coreligionnaires ? Les « aéros » sont sans aucun doute au-dessus de toutes ces superstitions toujours bien ancrées chez les « surfaciers » et sous-mariniers! Mais on n’a tout de même pas poussé la gageure jusqu’à servir dans les carrés du porte-avions, l’autre bête aux longues oreilles…