Il est minuit quand enfin il souffle sa bougie et s’endort. Dans son demi-sommeil, il entend, à côté de lui, l’enseigne de vaisseau Le Gouvello qui rentre de sa ronde et se couche à son tour.
- Rien à signaler, pense-t-il.

Dehors, deux hommes montent la garde. Depuis 23 heures, Yng s’est posté devant l’église, tandis que Gilbert Charlotte s’est installé sur l’arrière, à côté du “ presbytère ”, accroupi près d’une haie avec laquelle il se confond dans la nuit. Ils scrutent le no man’s land en avant de sa position, confiant dans les signaux que les camarades ont accroché aux haies voisines, des boîtes de conserve vides contenant des grenades défensives dégoupillées.

Les minutes s’écoulent, ponctuées du coassement profond des crapauds-buffles, du ricanement des grenouilles et, plus tenace, plus exaspérant, du zonzonnement des insectes suceurs de sang, les maringouins ou les moustiques. Mais Yng et Charlotte en ont l’habitude. Ils observent, tout en attendant la relève. Ils se sentent seuls, vulnérables, hors de l’abri des murs entre lesquels dorment les copains.

Il est minuit. Charlotte change de position, ramenant sous lui sa jambe engourdie. Geste réflexe, il frotte ses yeux de sa paume et bâille. Puis il sursaute. Loin, sans doute au pied des calcaires qui dominent le Day, une mitrailleuse fait entendre le roulement d’une longue rafale. Au bruit, Charlotte reconnaît le rythme d’une arme lourde, sans doute une 12, 7 auquel répond bientôt un autre engin.
- Ça barde, on dirait ?
Silencieusement, Yng s’est approché. Il achève son commentaire :
- Le “Pacha” m’a assuré qu’il n’y avait pas de troupes amies de ce côté-ci du Day. Ce sont sûrement les Viêts. Reste ici, je vais le réveiller...
- Ce sont les postes de Yen Phuc ou de Yen Ve, confirme quelques minutes plus tard le “Pacha” qui est sorti sur le parvis de l’église. Les pauvres se font sérieusement allumer...
Puis il réfléchit quelques secondes :
- Si les pitons rocheux se font accrocher, il se pourrait que ce soit bientôt notre tour. Je vais envoyer une patrouille ratisser les abords. Nous verrons bien.

La patrouille sort. Elle revient une demi-heure plus tard :
- Rien à signaler, les abords sont calmes...
- Restez en alerte à l’intérieur et détachez un groupe sur l’arrière de l’église, ordonne Labbens. On ne sait jamais.

Le groupe “C” de Poullelaouen est désigné. Avec lui, le quartier-maître Malécot, un robuste commando qui a presque aussi mauvais caractère que son chef, et les commandos Hochard, Le Corre et Burnichon (1). Burnichon, la “ Burniche ” pour ses camarades, est une sorte de vedette du commando, grand brun aux traits virils, très jeune premier de cinéma, d’une audace folle, d’un courage frisant l’inconscience. Nourri de la tradition de ses anciens, il rêve d’exploits fantastiques ou de bagarres désespérées. Il a vingt ans. On l’a désigné pour être en avant du groupe, au coin du bâtiment le plus éloigné. Il a accepté avec joie. Tout est calme autour de l’église. La nuit s’avance et rien n’indique un danger immédiat. À deux heures du matin, Yng et Charlotte sont normalement relevés par deux autres sentinelles, Bothorel et Masseboeuf :
- Passe-moi ton P.M., dit ce dernier à Gilbert Charlotte : je te donne ma carabine. S’il y a un incident, je préfère arroser le paysage à la MAT ; c’est plus efficace.

De temps à autre, le quartier-maître Malécot effectue un tour des postes de guet, rassure les sentinelles et leur indique la position de leurs voisins :
- Ça va bien se passer, dit-il.
En fait, lui ausi est inquiet, Vieux soldat, il a acquis au fil des années de campagne une sorte de sixième sens qui lui fait deviner les coups durs. Il affecte un optimisme qu’il n’éprouve pas, et ses inspections n’ont pour but que de rassurer les commandos isolés.

Masseboeuf veille, à l’abri de sa haie, le P.M. au creux du bras. Il a les oreilles pleines des bruits familiers de la rizière, les criquets de bambou, les grenouilles, les moustiques et le friselis du vent dans les rizières. Il lui semble aussi distinguer d’autres bruits insolites. Des craquements de branches mortes, des froissements de feuilles sèches et, sans qu’elles soient précises, des voix chuchotantes. Masseboeuf hésite à se manifester. La peur d’avoir l’air ridicule du “ bleu ” voyant des Viêts partout.

Un craquement, à sa gauche, plus net que les autres. Il n’y a pas à se tromper.
- Halte, crie-t il, puis il se déplace un peu, l’arme prête à faire feu. Rien ne répond et instantanément, les bruits se taisent. Masseboeuf pense à quelque animal, un rat affolé par la voix...
- Que se passe-t-il ?
Bothorel, son copain, placé à l’autre coin de l’église a entendu la sommation et vient au nouvelles :
- Je ne sais pas, dit Masseboeuf, mais je suis certain d’avoir repéré des bruissements, des...
- Tu as raison, moi aussi j’ai entendu. J’ai cru que c’était une bestiole.
Un bruit de pas, à quelques mètres. Les deux commandos font face :
- C’est moi, Malécot : j’ai entendu vos sommations. Quelque chose ne va pas ?
Les deux sentinelles l’informent.
- De notre côté aussi, il semble que ça grenouille ferme. D’ailleurs le second-maître Poullelaouen est allé avertir le “Pacha” : je crois qu’il se trame quelque chose. Mais ne vous inquiétez pas : nous sommes en alerte. Retournez à vos postes...

Dans l’église, Poullelaouen a réveillé son camarade Marceau Simon et il l’a renseigné sur ce qui se passait à l’extérieur. Prévenu à son tour, le “Pacha” décide d’envoyer le groupe Simon tenir la sacristie, le petit local attenant à l’église, derrière le chœur, Puis il met son commando en alerte :
- Équipez-vous dans le noir et en silence. Tenez-vous prêts à réagir au premier ordre.
Les commandos s’extraient de leurs couchettes, surpris en plein sommeil, la bouche sèche et les gestes mous. Soudain, assez loin, ils entendent une sourde explosion.

C’est un départ de mortier. Bothorel, qui se préparait à rejoindre son poste a tout juste le temps de s’aplatir contre l’un des piliers du porche. La torpille s’écrase sur le toit de l’église qui s’effondre en partie, à l’intérieur de la nef.
- Les vaches, pense Bothorel : ils ont drôlement préréglé leurs tirs. C’est sans bavures...
Mais il ne s’attarde pas. Brusquement, à quelques mètres de lui, sur sa gauche, des formes noires convergent vers l’entrée. Jusque-là, il avait cru voir des buissons. Mais il comprend. Il lâche de courtes rafales tout en hurlant :
- Alerte, les Viêts !
Il se cale contre la murette qui obstrue la porte arrose autour de lui. Une galopade lui fait tourner la tête. C’est Masseboeuf qui se replie :
- Fais attention, lui jette-t-il, derrière moi, il y a le groupe “ C ” de Poullelaouen. Ils se regroupent...

En effet, quelques secondes plus tard, surgis de l’ombre, les commandos qui se trouvaient auprès du presbytère refluent en bon ordre et pénètrent un par un dans la nef. Bothorel entre le dernier.

Tout le commando François est maintenant au complet dans l’église. Du moins c’est que pense le “Pacha” Labbens. En fait, trois hommes sont déjà manquants, les éclaireurs de queue du groupe “ C ” : Hochard, Le Corre et Burnichon. Ils sont seuls, coupés de leurs camarades, au milieu d’un régiment Viêt.

La bruit est terrifiant et Labbens a du mal à se faire entendre.
Même en criant, il a très vite compris que cette église à demi ruinée ne constituait pas un abri, pas même un rempart.
Depuis quelques secondes, des canons de 57 sans recul –les SKZ du Viêt-minh– s’en prennent directement aux murailles qu’ils ébranlent de furieux coups de bélier.
Qu’un pan de mur cède et des groupes entiers seront ensevelis.
- Il faut sortir, hurlent les gradés en essayant, dans le noir, de retrouver leurs hommes : nous allons nous faire massacrer.
Au hasard, les camarades se cherchent, s’appellent.
En vain.
Le bruit est celui de l’enfer.
- Je suis aveugle, mon Dieu ! Je suis aveugle...
C’est le quartier-maître Bassani.
Blessé à la tête, il court de droite et de gauche, se heurtant à tous les obstacles, en avant, cherchant à agripper un camarade, appelant désespérément Larotte de Bannes, l’infirmier, accablé d’ouvrage, à l’autre bout de la nef.
Puis il trébuche, et s’effondre, près d’un pilier, le corps secoué de sanglots.

Le harcèlement de mortiers a brusquement cessé.
Mais ce que les commandos entendent à présent n’est guère plus rassurant.
C’est le cri d’assaut des division régulières de Giap, poussé par mille voix fanatisées :
- Tien len ! Tien len...
Ils comprennent.
Cette fois, c’est leur tour de subir les vagues furieuses des bo-doïs.
Ceux-ci surgissent de la rizière dans laquelle ils ont rampé depuis le début de la nuit.
Ils se sont terrés, entassés, abrités derrière la moindre diguette, le plus petit buisson.
Ils ont armé leurs mitraillettes, repéré le tir de leurs fusils-mitrailleurs.
Derrière eux, deux mille, trois mille coolies peut-être attendent d’entrer en scène à leur tour.

Les hommes de “ François ” imaginent tout ce grouillement, cette formidable armée qui se prépare à les anéantir.
- Les tireurs au F.M. !
Malécot a tranché d’un seul coup l’angoisse insidieuse qui menaçait de saisir ses camarades.
Il a exorcisé le démon.
Un instant figés, les commandos se remettent en mouvement.
Guidés par la voix du quartier-maître, les servants des armes automatiques se rassemblent.
Il y a Paugam, Bergamo et Czarnecki.
Et puis Barloy, le tireur du groupe de Marceau Simon :
- Toi, lui dit Malécot, prends toutes tes boîtes-chargeurs et va rejoindre ton groupe à la sacristie.
Tu nous rejoindras quand tu n’auras plus de munitions.
Barloy acquiesce et s’en va vers le fonds de l’église.
Personne ne le reverra (1).

Pendant ce temps, Malécot a organisé son groupe.
La sortie est une gageure.
Car la porte est si étroite qu’elle ne permet le passage que d’un homme à la fois.
Les Viêts qui l’encadrent au plus près le savent.
- Bon, dit Malécot : je sors en tête et je rafale, derrière moi, chaque tireur à son tour éjecté, rafale et vient se placer à mes côtés : de cette façon tout le monde pourra sortir.
Tous les volontaires approuvent, gravement.
Ce qu’on leur demande équivaut à un suicide, mais sauvera peut-être la vie de leurs camarades.
Ce n’est pas non plus la place du quartier-maître Malécot que de se conduire ainsi, en éclaireur de pointe.
Il a seulement voulu montrer l’exemple.

Calmement, il s’approche de l’ouverture, arme son F.M. d’un coup sec.
Puis, comme un coureur de cent mètres, il prend une large respiration, et sort, rapidement, imprimant à son F-M de larges rotations ponctuées de brèves flammes bleues.
Il avance, un mètre, deux mètres, les Viêts ont réagi.
Leurs feux convergent vers la silhouette massive du quartier-maître qui, posément, comme à l’exercice, riposte et s’éloigne.
Mais il n’a pas pu réussir à atteindre l’extrémité du parvis.
Il s’effondre, fauché par une rafale tirée presque à bout portant.
Si près de la pièce ennemie que les servants seront obligés de déplacer sa grande carcasse pour reprendre leur ouvrage.
Derrière Malécot il y a eu un mouvement d’hésitation.
Alors, Pivin, le radio, bouscule ses camarades.
Dans le noir, il a attrapé une musette pleine de boîtes-chargeurs et un 24/29.
À son tour, il se porte vers l’embrasure et jette un coup d’œil au-dehors.
Il aperçoit, sur la droite, le corps inerte de Malécot, et plus près, au pied du tonneau de vin qui n’a pu être acheminé dans l’église et qui, crevé perd son liquide par toutes ses blessures, un autre corps qu’il ne reconnaît pas (2).
Il va bondir.
Dans son dos, il entend la voix nasillarde, énervée de l’enseigne de vaisseau Capdeville, chef de la première section :
- Celui qui ne sort pas de bon gré sortira par la force...
Menaces vaines, qui traduisent l’affolement.
À la suite, le “Pacha” corrige :
- Mes enfants, vous allez mourir pour la France...
Encore une parole maladroite : il n’est pas question de mourir, mais bien de survivre, pour se battre.
D’ailleurs, Balichard, le titi, le fait bien sentir qui réplique, rageusement :
- Si on crève, ce sera pour Michelin...
Pivin n’a pas écouté la suite, il a bondi, imitant Malécot, le F-M à la hanche.
Il galope sur le parvis, avec l’impression déprimante d’être tout nu, livré aux coups venus on ne sait d’où.
Et puis, il “ les ” voit.
Ils sont installés, réglementaires, à droite, deux pièces avec les servants allongés.
Pivin éprouve une curieuse sensation, comme si subitement ses jambes se dérobaient.
Il tombe, roule et se retrouve au bas du parvis, couché sur son arme, vivant.
Rapidement, il fait le point, constate qu’il a deux ou trois impacts entre le mollet et la cuisse.
Ce n’est pas mortel, il se débarrasse de sa musette, y cueille un chargeur et entame avec l’ennemi, à courte distance, une sorte de combat singulier.

Derrière Pivin, Abiven est sorti à son tour.
Une rafale, Abiven tombe et laisse échapper son arme.
Le long du corps, son bras pend, inerte, déchiqueté.

Deux hommes sont à la porte, Czarnecki et le second maître Henry.
Ils se regardent, le matelot et l’officier marinier.
Il n’y a plus en cet instant que deux commandos, qui ne supportent plus de voir tomber leurs camarades tirés au vol comme des pipes sur un stand de foire.
- On y va ?
- D’accord.
Il n’y a pas besoin d’en dire davantage.
Les deux commandos se sont compris.
Ils bondissent ensemble, et l’un par la droite, le second par la gauche, ils avancent, mitraillant en feux croisés.
À quelques mètres, la pièce ennemie la plus meurtrière, d’un seul bond, Czarnecki et Henry y convergent, vidant un chargeur.
Les Viêts à leur tour sont devenus gibier.
Sous les impacts, ils se cambrent, se tordent, se lovent enfin, mais les deux commandos épuisent leurs chargeurs, ne laissant après leur passage que des corps en charpie.
Leur action déterminée a sauvé de l’anéantissement le commando François.
Bien sûr, il ne s’agit encore que d’un répit.
Il faut maintenant attaquer de front les unités placées autour de l’église, percer la ceinture d’hommes et d’acier qui les maintient encerclés.
Mais les “ pélots ” peuvent toujours pleuvoir dans l’église, ils ne pourront que détruire ce qui a déjà été détruit.
Presque tout le commando a réussi l’impossible exploit, s’extraire au prix d’un minimum de pertes de ce guêpier infernal.
Il semble d’ailleurs que les Viêts aient été abusés et qu’ils ne se soient pas aperçus de la manœuvre.

Sitôt regroupé à l’extérieur, le commando est rassemblé par le “Pacha” qui donne ses ordres pour le deuxième temps du décrochage.
- N’oubliez pas les blessés, dit-il.
Nous les brancarderons jusqu’au poste sur le Day.
Le poste ! En cette nuit tragique, c’est l’espoir suprême, le refuge auquel tous pensent.
Il n’est guère loin, à moins de deux kilomètres.
À peine une demi-heure de marche, si l’on compte le temps perdu à transporter les blessés.
Une demi-heure...
Certes, le poste du Day n’est qu’à deux kilomètres, mais entre les quelque soixante rescapés du commando François et le salut, il y a deux régiments ennemis, près de trois mille bo-doïs, tapis dans la rizière, au long des sentiers, dans les ruines de Ninh Binh.
Un obstacle infranchissable.
Et quand, en bon ordre, 1ère section en tête, puis les blessés et enfin la 2ème section dont le groupe d’assaut du second maître Henry ferme la marche, les rescapés du commando François se remettent en marche, ils croient être enfin sortis de l’enfer, ils ne sont en réalité qu’en sursis.
Le plus difficile demeure.
Il est 4 h 20, l’attaque a débuté il y a seulement vingt minutes !

Ils sont partis depuis maintenant sept minutes.
Pour rejoindre sur les bords du Day le poste ami, ils avancent vers le nord, à travers un terrain plat, de part et d’autre d’une piste envahie d’herbe qui traverse un peu plus loin les ruines de l’ancienne ville de Ninh Binh.
Au-delà, encore de la rizière, et tout au bout, le salut.
Les commandos se déplacent lentement.
Les blessés gênent la marche, Abiven et Pivin notamment.
Les deux éclaireurs de pointe assurent avec circonspection la protection avancée.
Beaucoup d’hommes n’ont pas eu le temps de s’habiller.
Certains même ne possèdent que leur short, d’autres, comme Yng seulement leur slip.
Tous cependant ont leurs armes et leurs munitions et la ferme intention de s’en servir.
Peut-être, tout à l’heure, ont-ils subi, passifs, le matraquage des mortiers, jambes molles et cœur emballé.
Maintenant à l’air libre, maîtres de leurs destinée, du moins le pensent-ils, ils tenteront tout pour forcer le passage.

Vichniakoff et Charlotte marchent, un peu courbés, l’arme pointée.
Charlotte est l’un des plus vieux voltigeurs du commando François : il lui reste à peine deux mois avant d’arriver au bout d’un séjour de deux ans.
Vichniakoff est encore imprégné de la teinture acquise au centre-école Siroco, à cap Matifou, près d’Alger.
Il faut davantage le freiner que l’encourager.
Volontaire pour servir dans le groupe d’assaut du commando, il a jusqu’ici mis un point d’honneur à aller toujours devant.

Derrière eux, silhouette frêle aux épaules étriquées, osseuse comme seules peuvent l’être celles des vieux Tonkinois, “ Boboy ”, l’ordonnance du “Pacha”.
Personne n’a jamais su son véritable nom et ce terme, dans sa familiarité, exprime l’affection que lui portent les gars du commando.
Vingt ans de service dans la coloniale, la guerre, les Japonais, le début du Viêt-minh.
Et puis, trop vieux pour rengager, ne pouvant se résoudre à quitter ce qui constituait son univers, “ Boboy ” est venu humblement offrir ses services.
Il est là, cette nuit, semblant veiller sur les deux “ jeunes ”, ses copains des commandos.
- Moyen faire attention, murmure-t-il à l’adresse de Charlotte ; y en a peut-être les Viêts...
Amical, le quartier-maître antillais le rassure la main levée, il fait attention.
Tout à l’heure, montrant les ruines qui se dressent, fantomatiques, en avant du village, immobiles, massives avec quelque chose de menaçant dans leur silence de pierre, il a dit à Vichniakoff :
- Si les Viêts nous attendent, c’est là...

Vichniakoff montre une direction, du canon de sa mitraillette. Au milieu des ruines, exactement dans l’axe de marche du commando, se dresse un étrange tumulus de terre et de pierres. Charlotte a vu et il est surpris. Il est presque certain qu’à la tombée de la nuit, cette barricade n’existait pas. Pour l’édifier, les Viêts ont dû travailler avec acharnement. Haute de près de deux mètres elle barre complètement, d’un pagodon à l’autre, l’ancienne rue principale, réduite à l’état de piste zigzaguante entre les herbes et les épineux.
- Ne bouge pas, ordonne Charlotte : je vais voir.
Il s’approche prudemment, se hisse sans bruit jusqu’au faîte du talus, passe la tête et écoute. Puis il redescend :
- J’ai entendu des voix : fais stopper les autres, ce n’est pas la peine de s’entasser devant l’obstacle ; on ferait une cible bien trop belle pour des tireurs embusqués.

Malheureusement, les consignes passent mal de groupe en groupe et la colonne vient bientôt s’amasser devant le remblai :
- Qu’attendez-vous pour franchir ce remblai ? demande l’enseigne de vaisseau Capdeville qui vient d’arriver avec sa section.

Charlotte lui fait part de ses craintes. L’officier les balaie d’un haussement d’épaules agacé :
- Allons, ordonne-t-il, baïonnette au canon et en avant ! Nous forcerons la route jusqu’au poste...
Personne ne l’écoute. Tous les commandos ont compris que, derrière la barricade, c’était l’inconnu, peut-être le massacre. Alors, “ Boboy ” s’avance, escalade le talus et s’adresse à la nuit. Une voix répond :
- Nous sommes Français...
- Ils ont prononcé “ Frangsé ”, observe Charlotte. Ce sont des Viêts. C’est mon travail d’aller voir : dis aux copains de se préparer à venir à la rescousse.
Il grimpe, franchit la crête, entame la descente. Au dernier moment, il fait un bond en arrière : il a identifié, couchée dans l’herbe, la silhouette d’un Viêt, son fusil pointé en avant, à 45°. Il comprend : l’ennemi attend le commando et le cueillera, d’un tir de salve, au déboulé du talus. Il pivote, largue une rafale qui cloue son adversaire au sol. Puis prestement, il franchit l’obstacle. La ruse est déjouée. Alors, les Viêts jouent leur va-tout.

Des grenades commencent à pleuvoir sur les commandos, trop groupés sur la piste.
- Dégagez sur la droite, hurle Labbens.
Mais la droite est bouchée. Très vite, les hommes butent sur l’ennemi, retranché, qui donne l’assaut en criant. Il n’y a plus de doute. L’encerclement est complet et terriblement étanche. Les commandos refluent, cherchant leur second souffle. Les Viêts ne leur en laissent pas le temps. Ils ont localisé leur proie, il n’est pas question de leur accorder la moindre chance. Les obus de mortier commencent à tomber. La manœuvre avait été prévue, diaboliquement prévue. Les Viêts ont volontairement permis aux Français de sortir de l’église pour pouvoir les anéantir en rase campagne.

Malgré leur effroyable supériorité numérique, ils ont affaire à forte partie. Les bérets verts sont comme des loups furieux, acculés à la bataille pour survivre. Il ne peut être question de capituler, ni de se terrer. Ils partent à l’attaque, par petits paquets, emmenés par leurs gradés qui ont gardé la tête froide et provoquent les réflexes par leurs ordres et leur exemple.
- Rendez-vous !
Cette voix, nasillarde et cassante a le don d’exaspérer les hommes. Ils ripostent. Yng, pratiquement nu, se démène comme un diable, courant en avant, lâchant rafale sur rafale. Tireur d’élite, il ne gaspille pas ses munitions. Tous ses coups portent.

L’acharnement des hommes semble payant. Une sonnerie de clairon résonne, lugubre, au-delà des ruines, stoppant les assauts désordonnés des Viêts qui semblent refluer, tandis que même les tirs de mortiers sont suspendus. Les commandos en profitent pour dénombrer les pertes. Elles sont lourdes, plus lourdes que celles déjà enregistrées dans l’église et au cours de la sortie. À découvert, les torpilles ont fait de gros dégâts : toute l’équipe mortier est hors de combat. Mort, Chevallier. Morts Guillevic, Seven, Briot (3). Agonisant, Cosso, un “ jeune ” vétéran de 39-45, combattant de la Résistance, médaillé militaire à dix-sept ans. Il est là, couché contre terre, allongé auprès de Pihan, blessé également, qui l’entend murmurer :
- Marité, Mic...
Sa femme, son fils. C’est à eux que le quartier-maître Cosso a dédié son dernier souffle, sa dernière pensée. Il meurt, fracassé, au pied d’un tumulus dérisoire...

Bouleversé, le grand Pihan lui ferme les yeux. Peut-être, en cet instant, le grand commando qui, cet après-midi encore, riait en se faisant tondre le crâne, sur le parvis de l’église, a-t-il compris que c’en était fini de sa vie. Dans le dos, il a une profonde blessure qui laisse échapper un flot de sang à chaque inspiration. Pihan se sait perdu, lui aussi, couché là, impuissant, charge supplémentaire pour ses camarades qui ont autre chose à faire qu’à s’occuper de lui.

Alors, en retenant une grimace de douleur, Pihan se dresse sur un coude. Il crispe les mâchoires, commence à ramper des bras, des genoux. Il veut vivre. Il a vingt ans. Et même si ses copains ne le voient pas, ne l’entendent pas, Pihan a décidé de tenir, de sortir de cet enfer. Seul au besoin.

Il est seul en effet.
- Tien len ! En avant...

La ruée des petits bo-doïs reprend. Au dernier moment, le “Pacha” Labbens a ordonné la formation en carré, ultime manœuvre surgie du fond de ses souvenirs, héritage des batailles de l’Empire, de la tradition de la Légion. Le carré. Et pourtant, en cette nuit d’horreur, c’était peut-être la seule formation à adopter. Debout, sans abris, sans tranchées ni parapets, les commandos n’ont plus que leurs armes et leurs poitrines à opposer à l’adversaire. Les Viêts se brisent sur ce fragile rempart. Les rafales concentrées tracent des sillons sanglants dans les rangs des Viêts qui refluent, se regroupent, repartent à l’assaut, fanatisés par leurs hurlements de haine et de fureur :
- Tien len !

Labbens ordonne encore des feux de salve. Rafales de P.M. ajustées à bout portant qui couchent les rangs ennemis presque sur leurs pieds, tirs de fusils, de F.M., de grenades.

Sept fois, les Viêts s’acharnent, à dix, à vingt, à trente contre un, à détruire ces ridicules Français qui s’obstinent à tenir sur un bout de terrain dérisoire, des ruines envahies de brousse, un coin de rizière depuis longtemps inculte. Ils ne comprennent pas. Eux se battent pour leur pays... Mais ces marins ?
- Contre-attaque !
Le “Pacha” a lancé son ordre. À peine la dernière vague ennemie a-t-elle décroché que les commandos bondissent à sa suite. Il y a une dynamique de la retraite et cette fois, elle paie. Les Viêts s’égaillent dans les ruines, s’abritent, hébétés, tiraillant au hasard contre ces forcenés qui les bousculent, les chassent, les contraignent à la défensive. Le clairon, pour une fois, est resté muet.

Les commandos foncent, à la suite des derniers Viêts, des féroces qui se sont lancés à l’attaque uniquement armé de coupe-coupe. Des nha-qués fanatisés, alléchés par le carnage et qui n’ont rien compris à la subite énergie de leurs ennemis.

Le “Pacha” est blessé au pied et court, en boitant, suivi de l’enseigne Le Gouvello, également blessé. Le jeune officier breton n’en est pas à son premier engagement. Il y a maintenant presque une année qu’il sert au commando François. Il est à l’aise parmi ses rudes compatriotes, crâne de granit et gestes brusques, lui l’aristocrate élégant. Pour se vieillir, pour se rendre un peu plus semblable aux briscards de sa section, il s’est laissé pousser un collier de barbe qui accentue avant tout le côté étudiant monté en graine. Mais il est brave, toujours en tête, entouré des plus durs d’entre les durs du commando. Notamment Marceau Simon, le second maître au visage de rugbyman, le front nu, la veste fendue, inondé de sang. Chaque assaut lui a valu sa part de blessure, une balle dans le cou, puis une rafale dans le bras et, à l’instant, une autre rafale dans l’épaules gauche, qui lui déboîte la clavicule. Cette fois, Marceau Simon est touché pour le compte. Sa vue se brouille et il glisse à terre.

Les autres ne se sont aperçus de rien. Dans l’ardeur du combat, ils sont nombreux ceux dont la disparition éclaircit les rangs, alors on serre les coudes et les survivants font face, comme ils le peuvent. C’est la loi de la guerre. Les blessés après... Mais y aura t-il un “ après ” pour le commando François ?

Simon reprend conscience, le corps tenaillé par la souffrance. Le combat s’est déplacé, vers la droite, en direction de la voie de chemin de fer. Peut-être pense-t-il qu’il y en aura plus d’un qui , au petit jour, sera sauvé. Pas lui. Il ne regrette rien.

Une galopade au-dessus de lui. Une voix aussi, amicale, désespérée :
- Chef, chef ! que vous est-il arrivé ?... Mon chef est mort !
C’est Caroff, l’impressionnant quartier-maître voltigeur du groupe “D”. Il a abandonné les copains, pour revenir vers son chef de groupe. Il est là, affolé, désespéré, apportant peut-être à Simon Marceau ce qu’il n’attendait plus, le réconfort de la fraternité. Puis il se penche, constate que, malgré les terribles blessures, Simon respire encore. Alors, indifférent à tout ce qui se passe autour de lui, à la bataille qui s’éloigne, aux Viêts dont on devine le grouillement proche, il s’affaire. Avec des gestes d’une tendresse infinie, inattendus chez un homme d’apparence aussi fruste, il le soulève et le hisse sur son dos. Puis il emboîte le pas à un groupe anonyme qui a surgi de l’ombre et tente de se frayer un passage à travers les pagodons en ruine. Et Caroff avance, malgré le poids que représente le blessé, malgré la difficulté de se traîner sur un chemin hérissé d’embûches, de pierres qui roulent sous le pied, de ronces qui griffent le visage. Malgré les Viêts qui s’interpellent, qui appellent à la curée.

Simon sent le rythme de la respiration de Caroff qui se fait courte, qui casse.
- Laisse-moi, murmure-t-il, laisse-moi et sauve-toi : avec moi, tu vas te faire prendre.
Caroff, entêté, continue à marcher. De temps à autre, il s’arrête, sur le qui-vive, écoutant les bruits. Malgré les explosions et les coups de feu sporadiques, claquant un peu partout, il localise l’ennemi. À temps, il fait glisser Simon à terre et le couvre de son corps tandis qu’à quelques mètres, défile une patrouille ennemie, au pas de course.
- On a eu chaud, murmure-t-il, hors d’haleine.
Son cœur bat la chamade. Il va reprendre Simon sur ses épaules, le second maître arrive à parler avec fermeté :
- Cette fois, c’est un ordre ! Abandonne-moi et taille-toi en vitesse : prend ma carabine et mes grenades. Tu as assez perdu de temps comme cela.

Il n’y a pas à discuter. Caroff l’a bien compris. Il s’exécute, non sans avoir dissimulé son chef au creux des hautes herbes. Il s’éloigne, les épaules voûtées. En cet instant il se sent réellement vaincu. Il est seul. Il ne pleure pas. Il est triste, d’une tristesse que jamais il n’a encore éprouvée. Isolé, perdu au milieu des Viêts, sans contact avec les copains, il s’enfonce dans la nuit, une seule idée en tête, s’en tirer puis revenir, avec des renforts. Il n’a pas renoncé à sauver son chef de groupe.


(1) - D’après le témoignage de certains survivants, Barloy fut aperçu tirant par une brèche de l’église dont il n’était pas sorti. Certains affirment même qu’il tira longtemps après que ses camarades eurent évacués.
(2) - Il s’agit de Hochard, l’une des trois voltigeurs du groupe “C ”. Pour Le Corre et Burnichon, cf. Chap. 9.
(3) - Seven, groupe “B”. Briot, radio groupe commandement.

Rien ne lui répond. Pas même une rafale et pourtant, il le sent, les Viêts sont là, tout autour, ratissant eux aussi le terrain, leurs voix nasillardes s’entrecroisant d’une ruine à l’autre.
- Commandos ? Commandos ?
- Ici, chuchote enfin une voix amie...
Caroff contourne un pilier et retrouve un groupe d’une dizaine d’hommes, établis en défensive autour du “Pacha”. Il y a Toussaert, Eleouet, Hoffmann et, haletant, plié en deux par la douleur, le miraculé du commando, le grand Pihan qui par un prodige de volonté, est parvenu à se traîner jusque-là. De minute en minute, d’autres rescapés rejoignent, ayant réussi à se faufiler à travers le réseau serré des mailles ennemies, Mevel, chef du groupe “ B ” qui apporte à Caroff effondré sa certitude que Marceau Simon a fini par mourir, seul, dans ses hautes herbes ; puis Nicolas, Turcas, Séveno et Yng, toujours en slip, encore plus décidé à résister.
- Disposez-vous en carré, ordonne le “Pacha” : nous allons tenir le plus longtemps possible : car l’assaut ne saurait tarder, les Viêts vont nous tomber dessus...
- Les voilà, annonce paisiblement le quartier-maître Mevel, en armant sa carabine.
- Attendez, ordonne le “Pacha” quand ils seront à distance d’assaut, nous foncerons dans le tas, certains d’entre nous arriveront bien à passer...

Pour les commandos, c’est une scène qu’ils ont déjà vécue plusieurs fois au cours de la nuit. Tout se répète avec une similitude étrange, comme un film qui s’enroulerait sur lui-même. Ils attendent, puis ensemble déchargent leurs armes. Et donnent un contre-assaut. Mais les Viêts ont compris leur intention. Maintenant, les commandos reculent, le dos aux ruines. Les camarades tombent, au hasard. Personne ne sait qui. Soudain, Mevel aperçoit un Viêt, armé d’un coupe-coupe qui se rue sur Eleouet dont l’armes s’est enrayée. Une balle le stoppe.

La voix du “Pacha” retentit :
- Dispersion, chacun pour soi.
Comme à l’exercice, les commandos se dispersent. Quelques-uns franchissent d’un bond un petit muret et se comptent, de l’autre côté. Il y a le “Pacha”, blessé au talon, Yng et un nouveau rescapé, Bothorel, le quartier-maître Mahé, qui s’est taillé, seul, un chemin sanglant au milieu des Viêts agrippés à ses vêtements.
- Bothorel et Yng, commande-t-il, en éclaireurs devant. Évitez l’accrochage à tout prix. Ça ne sert plus à rien, il faut passer.
Il s’en vont. En queue de colonne, un commando s’arrête et, résigné, s’assoit sur une pierre. Il est blessé à la jambe et il a compris que pour ses camarades il serait un poids mort. Il a choisi de rester. Il s’appelle Turcas, Personne ne le reverra plus.

Yng et Bothorel ont obliqué vers leur droite, en direction de la voie de chemin de fer. C’est leur seule chance de salut, du moins le pensent-ils. Ils supposent que l’essentiel des troupes viêt-minh a été concentré entre le rocher et l’église pour leur barrer la route et, sans doute à gauche, tout le long du rach dont l’embouchure se trouve au pied du poste du rocher. La voie ferrée –ce qu’il en reste– au contraire, semble les éloigner du but. Ils se rabattront plus tard, vers l’ouest.

Bothorel est arrivé le premier au bord du ballast. Quelques mètres en arrière, Yng. Puis les camarades. Mais à peine l’éclaireur est-il engagé sur les cailloux qu’une pluie de grenades s’abat autour de lui, ponctuée du staccato des fusils mitrailleurs. Les Viêts étaient là aussi.

Ils ont tous plongé dans la rizière, sous les rafales, mais ils sont dispersés. Pour sa part, Mevel rampe, le nez collé à la boue n’osant relever la tête. Dans ses oreilles, entre le fracas des armes, résonnent les ordres gutturaux poussés par les bo-doïs qui ont capturé quelques commandos et qui entreprennent de ratisser la boue. Mevel a décidé qu’il ne serait pas prisonnier. Il attend que les premiers soldats soient à quelques mètres, puis il bondit, leur file sous le nez et franchit en voltige le ballast.

Il tombe sur ses talons, presque sur Petit, qui manque de lui tirer une rafale à bout portant. Ensemble, les deux hommes s’éloignent des Viêts. Même si la fuite vers l’est les emmène hors de portée des camarades, ils s’en moquent. Le jour viendra toujours assez tôt.

Il est à peine 5 heures 15. Soixante-quinze minutes seulement ont passé depuis le début de la bataille. Les commandos ont de la peine à l’imaginer. Seuls ou en petits groupes, ils avancent, rampent, se cachent, ou agonisent, attendant seulement l’aube pour mourir.

Dans la rizière, Bothorel a réussi à rejoindre Yng. Allongés, ils commencent à ramper. Bothorel, qui vient d’être blessé par des éclats de grenades crispe les poings, retenant des gémissements. Il est parfois saisi d’incoercibles quintes de toux qu’il tente d’étouffer en se plongeant la tête dans l’eau bourbeuse. Les Viêts sont tout près. Ils se servent de mégaphones pour inviter les survivants à cesser le combat et à se rendre.
- Pas question, grogne Yng. Il me reste encore un chargeur, de quoi faire du dégât.

Sans trêve, supportant le froid, la peur, la fatigue, la douleur, leur sang pompé par toutes les sangsues de buffles qui flottent, noires, grosses comme des saucisses, à leur traîne, ils grignotent le terrain, mètre après mètre. Ils feront ainsi près d’un kilomètre, jusqu’au bord du Day.

C’est là qu’au matin, la contre-attaque française qui a enfin débouché, les découvrira. Les deux hommes seront tellement affaiblis qu’il leur faudra subir, d’urgence, une transfusion, à Nam Dinh.

Yng, Bothorel. Deux rescapés seulement. Il est à peine 7 heures du matin. Les Viêts tiennent encore le terrain et ils n’ont pas renoncé à exterminer ceux des commandos qui ne sont pas encore tombés entre leurs mains. Ils sont exactement renseignés sur l’effectif adverse et comptabilisent immédiatement ceux qu’ils découvrent morts ou blessés, ceux qui ont été capturés. À peine le cinquième du commando. Les autres errent, fascinés par l’ombre noire du rocher qui se découpe, de plus en plus nette sur le ciel d’aurore. En même temps, tous ceux qui sont restés trop en arrière des lignes perdent tout espoir d’échapper à la vigilance des Viêts.

Pour certains, une véritable course contre la montre s’engage maintenant. Le jour est levé ; le long de la voie ferrée, avance une équipe emmenée par Labbens. Quoique marchant avec difficulté, le “Pacha” a réussi à assurer avec énergie le sauvetage de ses hommes. Derrière lui, Mevel et Petit, puis Eleouet, Hoffmann le quartier-maître Mahé et le grand Caroff.

Ils sont presque arrivés au bord du Day quand Labbens prend une décision qui peut s’avérer lourde de conséquence : il donne l’ordre de traverser la rizière en diagonale, de façon à aborder par l’ouest le poste des partisans. En contrepartie, ils risquent de défiler exactement dans l’axe des tirs Viêts. Et pourtant l’audace leur porte chance, puisqu’ils n’essuient qu’un seul coup de fusil ; celui-ci, du reste, expédié depuis le poste.

À peine en sécurité, Eleouet et Caroff ne perdent pas de temps. Ils équipent un doris, y chargent les blessés et les transbordent sur l’autre rive, en direction des camions qui viennent d’arriver avec les éléments de la contre-attaque.

Car, enfin, avec le jour, les renforts ont atteint l’autre poste situé sur la rive nord opposée à Ninh Binh, près du pont détruit qui enjambe le Song Day sur environ quatre-vingts mètres. La Dinassaut 3, du capitaine de corvette de Vanssay, qui aligne le L.C.I. 102, les L.C.M. 21, 45, 52, 58 – Les L.C.V.P. 33, 353 et 354, sont arrivés par le Day. Les convois routiers débarquent des tirailleurs sénégalais, des Tabors marocains et, un peu à l’écart, le célèbre commando de l’adjudant Vandenberghe. C’est un battant qui a eu à plusieurs reprises l’occasion de combattre aux côtés des commandos de la Marine : il en fait presque une affaire personnelle et accepte même de recevoir ses ordres du “Pacha” Labbens. Celui-ci a refusé d’être évacué et veut, pour ses gars, tenter l’impossible : les arracher aux mains des Viêts.

Tout en se coulant dans les ruines, Masseboeuf regarde autour de lui. À un carrefour de pistes, il rencontre “ Boboy ”, adossé à un pilier. L’ordonnance a une affreuse blessure à la cuisse.
- Viens avec moi, propose Masseboeuf.
“ Boboy ” secoue la tête. Il est trop vieux soldat pour se bercer d’illusions : sa blessure le condamne à demeurer là, à attendre l’ennemi. Il détourne la tête, se met péniblement debout, et s’éloigne lentement, dans la nuit.

De nouveau seul, Masseboeuf poursuit sa route. Une ombre passe près de lui. C’est le second-maître Poullelaouen qui mène, à l’écart, un combat désespéré, avec une détermination de buffle. Ensemble, les deux hommes progressent, se cachant ou bondissant, au gré des passages ennemis. Les Viêts sont partout et pourtant, comme deux univers parallèles qui ne se rejoignent pas, les commandos s’infiltrent, et avancent, un peu partout, à contre-courant. Très vite, Masseboeuf et Poullelaouen ont rejoint un autre groupe, Cagliero, Foucaud, Balichard et le jeune Bizet qui se relaient pour porter Pivin, blessé au moment où il sortait de l’église, atteint d’une rafale aux deux jambes. Il est lucide malgré la souffrance et s’efforce de tenir pour ne pas constituer une gêne. Il a exigé :
- En cas de clash, laissez-moi avec deux grenades...

À la suite de ce groupe, apparaissent bientôt une autre équipe emmenée par le quartier-maître Charlotte, toujours en pointe, assurant la sécurité de ses camarades. Avec lui, le second maître Mahé qui à lui seul, soutient deux autres blessés, Cazeau et le grand Pihan dont le dos n’est plus qu’une vaste plaie.
- On approche...
Charlotte et Masseboeuf ont enfin aperçu le but de leur progression, le lit boueux du rach Van Sàng, dont le courant fait bruire les touffes de Lu Binh (nénuphars) et de liserons d’eau accrochés aux berges.

D’autres commandos sont là également, entourant l’enseigne de vaisseau Le Gouvello de la Porte. Une dizaine d’hommes plus ou moins bien armés, dont Paugam, le tireur au F-M assure la protection, seul à avoir conservé son arme approvisionnée. L’officier est blessé, mais il se tient droit, et s’efforce de redonner à ces fuyards la cohésion d’une troupe encore apte au combat. Avec tous les arrivants qui ne cessent de rallier la rive du rach, les commandos alignent maintenant l’effectif d’une petite section, une vingtaine d’hommes, presque tous blessés, mais encore en état de marcher et de résister.
- Nous allons tâcher de rejoindre le groupe de calcaires qui se trouvent à cinq cents mètres d’ici, décide Le Gouvello : au moins, nous pourrons résister en attendant le jour...

La colonne se met en route. En tête, Charlotte et Müller, qui vient d’arriver en compagnie de Czarnecki. Apparemment, les Viêts ne se sont aperçus de rien. Et pourtant, ils sont là, tout près, de l’autre côté de la route de berge, et également en face, sur l’autre rive du rach. Dès que le jour se lèvera, la position des Français deviendra précaire, désespérée. Le Gouvello fait accélérer la cadence, au détriment des blessés qui s’égrènent en arrière. Très vite, Cazeau et Pihan ont été lâchés. Pour les aider jusqu’au bout, deux hommes se sont sacrifiés et sont demeurés auprès d’eux, le second maître Mahé et Masseboeuf. Ils savent que leurs chances sont pratiquement inexistantes désormais, et cela leur paraît une raison suffisante pour rester avec leurs camarades.

En avant, à une cinquantaine de mètres, le long de la berge, la colonne du lieutenant poursuit sa route. Ils croyaient au miracle, mais le miracle ne se produit pas. Ils ont été repérés et, très vite, les Viêts ont réagi. Charlotte et Müller les entendent qui galopent dans l’herbe, au-dessus d’eux, qui plongent à terre, achevant de verrouiller la nasse, tout en appelant à la rescousse ceux des leurs qui tiennent l’autre berge du rach. Le Gouvello et ses hommes ont touché le fond de la nasse. Ils sont coincés.
- C’est foutu, constate le second maître Henry.
Aucun désespoir dans cette phrase, simplement la résignation face à l’inéluctable. Déjà, autour de lui, les voltigeurs se sont allongés, armes braquées. En petites phrases, les gradés dressent l’état des munitions. Il est dramatique, il n’y a presque plus de cartouches pour les armes automatiques, à peine un demi-chargeur pour les mitraillettes, au nombre de trois seulement.
- Ça va être dur...
Comme s’ils n’avaient attendu que ce bilan, les Viêts commencent à tirer. Eux ne manquant pas de munitions. Deux F.M. balaient le glacis, juste sous le nez des commandos, tandis qu’une troisième pièce les prend en enfilade depuis la berge d’en face.

La riposte est molle, autant par le manque d’armes que par le souci d’économiser les cartouches :
- Ce n’est guère convaincant, grogne Henry à l’adresse de Charlotte. Ils ne sont pas fous : ils vont seulement attendre qu’on ait terminé et ils nous cueilleront au nid....

Le bruit de la fusillade a fait converger vers leur position d’autres bo-doïs qui courent, s’interpellent, lancent des grenades et essaient de s’infiltrer dans les herbes pour couper le repli. Alors, lentement, la section entame le repli. Tout espoir de rejoindre le rocher les a quittés : ils interrogent le ciel qui pâlit à l’est. Dans quelques minutes ils se trouveront, à découvert, désarmés, à quelques mètres de l’ennemi, qui se presse, en groupes compacts, tout au long de la route.

Les commandos sont acculés au rach. Ils rampent, emmenant leurs blessés, uniquement couverts par les dernières armes en état de tirer, le pistolet mitrailleur de Charlotte et le F.M. de Le Pogam.

Tout autour, l’agitation est extrême. Ce ne sont que coups de sifflets, appels de clairon, galopades, cris, interpellations. Les Viêts se regroupent pour la curée. Ils sont plus loin, à six ou sept mètres seulement, en grappes compactes et les Français se demandent encore comment ils n’ont pas encore été écrasés. Les tirs ont pratiquement cessé.
- Ils vont nous étouffer, dit Henry.

Désorientés, épuisés, les commandos ne savent plus que tenter. Ils ont compris que la fin était proche. L’attente est insupportable. Ils n’osent pas se regarder, tant ils ont peur de découvrir, sur le visage du voisin, cette peur qui les envahit et qui, ils en sont sûr, doit déformer les traits, creuser les joues, rendre l’œil fixe.
- Lieutenant, supplie un jeune, d’une voix altérée : nous ne pouvons plus rien, nous allons nous faire massacrer.
Au dernier moment, il n’a pas osé formuler ce que les autres redoutent, sans y croire. L’officier baisse la tête. Il ne sait quoi répondre. Quelle décision serait la meilleure : le baroud pour rien, pour l’honneur ? Ou bien le “ droit à la vie ”, clamé depuis des heures par les mégaphones ennemis ?
- Le premier qui parle de se rendre, gronde le second maître Henry, je le descends !
Pour le chef du groupe d’assaut, l’heure n’est pas aux états d’âme. Il est de ceux qui ont de leur devoir une notion claire qui ne souffre pas de restrictions. Soldats, ils n’ont pas d’autre fonction, d’autre raison d’être –et à la limite d’autre solution– que de se battre, jusqu’au bout.
- Au besoin, je donne l’assaut à mains nues, ajoute-t-il à l’intention de son voisin, Gilbert Charlotte. L’Antillais approuve. Il estime, lui aussi, que la qualité d’un commando se mesure à son entêtement.
La réplique décidée d’Henry a, semble-t-il réveillé les hommes. Quelques-uns reprennent courage :
- Écoutez-moi, dit Pivin, qui en dépit de sa blessure a conservé intacte sa combativité : il y a peut-être un moyen de nous en tirer ! En se laissant glisser dans l’eau, il est possible de se glisser sous les nénuphars et de nager à contre-courant, à l’abri des regards des Viêts...
Il n’a pas dit, mais les autres l’ont aussitôt compris, que cette solution impliquait que quelques-uns demeurent sur place pour donner le change. Quelques sacrifiés qui sauveront le reste du commando :
- Je reste, décide Charlotte.
- Moi aussi, ajoute Henry, imité par Le Pogam, Müller, Czarnecki et le lieutenant.
Les hommes se sont répartis tout au long de la berge. Aussi silencieusement qu’il est possible, il se laissent glisser dans l’eau. En arrière, Balichard, Cagliero, Foucaud et Bizet ont délicatement amené Pivin qu’ils soutiennent, tout en nageant, la tête au ras de l’eau.

À leur exemple, quelques commandos entreprennent de s’éloigner du bord. Mais, avant même qu’ils aient pu atteindre l’abri des nénuphars, les grenades Viêts commencent à tomber. Puis des rafales bien ajustées encadrent les têtes. La plupart remontent et, silencieusement, sans mot dire, vont s’allonger auprès de leurs camarades.

Le feu a aussitôt cessé et le silence semble encore plus écrasant. La conclusion est proche. Déjà le ciel est clair et, de leurs emplacements, les commandos peuvent apercevoir les Viêts assemblés à portée de mitraillette, prêts pour le dernier assaut. Alors, Le Gouvello se dresse à demi. Sa voix est ferme, mais il n’ose pas regarder ses hommes quand il dit :
- Pour ceux qui ont encore des munitions, cessez le feu. Je vous l’ordonne, surtout à vous, Henry. Nous allons nous rendre. Puis il se lève, face aux Viêts qui ne bronchent pas et déclare :
- Ne tirez pas, nous nous rendons.
Il se détourne et ajoute à l’intention de ses hommes :
- Jetez vos armes le plus loin possible dans le rach ainsi que tout ce qui pourrait leur servir...

C’est fini. Accablés, soudain, incapables de réagir, les commandos obéissent, comme des automates. Ils ont tout tenté, ils se sont battus, ils ont tenu, au-delà de toute limite. Un à un, ils se lèvent, la tête basse, le dos voûté. Seul, Henry, serre les poings. Les larmes aux yeux. Lui ne se serait jamais rendu.

Pour les autres, c’est le moment où la réaction se fait sentir. Les nerfs, tendus à craquer, commencent à lâcher. Il n’y a plus qu’une poignée de gamins désorientés, passifs, à bout de force qui n’osent pas se regarder, honteux peut-être du lâche soulagement qu’ils ressentent malgré tout. Ne plus rien faire, ne plus bouger. Ne plus penser...

Charlotte s’est débarrassé de sa mitraillette à regret. Il se sent vaincu. Seul le sens aigu de la discipline lui a fait obéir aux ordres de son lieutenant. Il est là, dressé, face au petit Viêt qui lui enfonce sa mitraillette dans le ventre, tout en hurlant, exaspéré :
- Hands up (1)...
Hâtivement regroupés, les commandos sont maintenant poussés en direction du carrefour de pistes qu’ils avaient essayé d’atteindre quelques heures plus tôt. Avec le grand jour, ils découvrent les forces ennemies. Les Viêts grouillent le long des berges, sur les pistes, dans les rizières. Des vagues entières d’hommes en noir fouillent méthodiquement les ruines, débusquent les derniers fugitifs.
- Que pouvions-nous faire ? s’interroge le lieutenant Le Gouvello, ils étaient trop nombreux...
Un ordre interrompt leur marche. Surgis d’un pagondon, une dizaine de Viêts sont arrivés, munis de cordes. Un par un, les commandos subissent leur première humiliation de prisonniers : les bras liés dans le dos.


(1) - Mains en l’air. L’emploi de l’anglais a été, par la suite, expliqué à Charlotte par le commissaire politique. Depuis le début de 1951, des “ conseillers techniques ” américains, appartenant aux Special Forces, avaient été signalés aux Viêts en Indochine. D’où la confusion avec les bérets des commandos-Marine.


Nota : La suite titrée "Les survivants", a déjà été publié plus avant