À l'époque des faits, il est capitaine de frégate et âgé de 52 ans.
Bonne lecture.
Le titre ? - la chatte baptisée.
- Spoiler:
- La chatte baptisée
Vous vous souvenez, peut-être ?
Il y a vingt ans, ce baptême de chatte fit un tapage assourdissant.
Tant et tant qu'hier encore deux quotidiens battaient au hasard le rappel de l'aventure :
Or, j'y fus, moi.
Et je sais que Loti s'était irrité peu à peu du ramas de niaiseries qu'on déversa dans ce temps-là sur sa tête.
Finissons-en donc une bonne: fois, et coupons les ailes à la légende, laquelle, en l'occurrence, appartient à la famille des palmipèdes.
L'an 1903, Loti, capitaine de frégate, commandait la station navale de Constantinople et du Levant.
C'est-à-dire qu'il était à la fois commandant d'un petit croiseur de la quatrième classe, le Vautour, et attaché naval près l'ambassadeur de France en Turquie.
Le Vautour portait cinq canons-joujoux, avec cent cinquante hommes d'équipage et six ou sept officiers.
Outre le Vautour, la station comprenait un yacht, la Mouette, réservé aux fantaisies nautiques de l'ambassade.
Chacune des six « grandes » nations (France, Angleterre, Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie et Russie) était pareillement pourvue.
La Mouette était elle-même commandée par un lieutenant de vaisseau.
Et ce lieutenant de vaisseau était le mari d'une charmante femme, que l'ambassadrice d'alors tenait pour l'une de ses collaboratrices diplomatiques les plus précieuses.
Il advint un beau jour que cette dame, Mme R., offrit à Loti un chaton d'Angora, de la race la plus pure.
Rien d'imprévu jusqu'ici, n'est-ce pas ?
Loti adora les chats toute sa vie et personne au monde ne l'ignorait.
Les vrais chats d'Angora sont assez différents de ces majestés fourrées, somptueuses, mais imposantes, qu'on nomme à Paris du même nom.
Les vrais chats, d'Angora sont d'abord de minuscules bestioles, grosses comme trois souris et demie, et tout habillées de neige, mais d'une neige si fine et si duvetée qu'on prendrait le tout pour une houppette à poudre plutôt que pour n'importe quoi.
L'œil gauche doit être bleu l’œil droit doit être vert et le bout de ; la queue doit être crochu.
Tel était, fort exactement, le spécimen qui fit à bord du Vautour une entrée sensationnelle, un soir de je ne sais plus quel mois.
La mission d'un chef de station navale est souvent aussi diplomatique que maritime ou militaire.
C'était le cas, à Constantinople.
Loti, excellent officier, et marin parfait, détestait le monde.
Il n'en était pas moins contraint à bien des réceptions, et ne se cachait pas d'en être excédé.
Par une chance faite exprès pour lui, les réceptions de Constantinople n'ont jamais ressemblé à celles de Vienne, ni de Pétersbourg.
Un ton plus familial, campagnard même, y règne communément.
L'année en question, les fêtes enfantines étaient même tout à fait à la mode.
Loti, qui préférait, sans contredit, donner à danser aux bébés, plutôt qu'à leurs parents, s'avisa qu'un baptême de chatte avait de quoi plaire aux fillettes de toutes les ambassades.
Baptise-on pas les poupées ?
Et l'occasion était bonne pour liquider d'un coup tout l'arriéré des invitations en souffrance.
La chose fut donc décidée.
Bien entendu, il ne pouvait s'agir que d'une joyeuse plaisanterie.
Le chapelain de l'ambassade y vint tout le premier, sans apercevoir en l'affaire l'ombre, d'un sacrilège.
Un jeune officier chevelu comme toute la vieille Gaule s'offrit comme prêtre, et se costuma en druide.
Un orchestre de bonne volonté, quatre officiers, trois matelots, répéta la Symphonie enfantine de Grieg.
Et, parmi tous les petits fours et tous les marrons glacés qu'il fallut, le chaton blanc fut baptisé au nom d'Odin : je me souviens que Loti, au piano, scanda la grave cérémonie des accords de Sigurd.
Chargés de joujoux et accessoires, les bébés anglais, italiens, autrichiens, turcs et français, s'en retournèrent ensuite chacun chez soi.
Et le chaton réintégra sa corbeille, cependant qu'à bord du Vautour, la vie quotidienne repartait.
Au fait, j'y songe apercevez-vous, n'importe où, dans ce qui précède, le moindre clou à quoi accrocher un scandale ?
Non, hein ?
Eh bien ! vous n'entendez rien à la politique.
Le scandale éclata, comme la foudre tombe.
Pas tout de suite.
Deux, trois jours passèrent, discrets.
Cinq jours même.
Nous les gens du bord, commencions d'oublier le baptême de la chatte.
Les journaux du cru, comme juste ; en avaient parlé, le célèbre Stamboul en tête mais sur le ton qui convenait, et sans fracas et ç'avait été fini dès le lendemain.
Mais le sixième jour, oh !
Le sixième jour, l'Orient-Express, frais arrivé de Paris ; nous jetait au nez trente quotidiens, les trente premiers, relatant à peu près sans commentaires la redoutable nouvelle Pierre Loti, attaché naval de France près la Porte ottomane, avait cru devoir procéder au baptême chrétien (??) d'une chatte.
Les autorités turques et le corps diplomatique y avaient été conviés.
Sa Majesté Impériale le Sultan s'était fait représenter...
Un fou rire secoua, naturellement tout le Vautour.
Mais nous avions tort de ne pas prendre la chose au sérieux.
On-nous le fit tôt voir.
L'Orient-Express du lendemain lança sur le champ de bataillé un-coquet renfort d'à peu près trois cents feuilles et, cette fois, l'on commentait.
De ma vie, je n'ai rien lu d'aussi démesuré.
Car, tout de suite, les partis sautèrent sur le cas.
La presse bien pensante s'indigna la première, et véhémentement.
Le sacrilège était notoire.
Et c'était en la présence du Grand Turc lui-même que des officiers, qu'un académicien avaient de la sorte parodié le plus grave des sacrements de l'Église.
Nous commencions d'être, moins gais.
Tant de graves bêtises, si gravement débitées, étaient humiliantes pour la réputation spirituelle du pays.
Ce fut bien pis quand la presse anticléricale s'empara de l'affaire à son tour, et chargea, cornes baissées, contre la sottise et l'hypocrisie des prêtres !
(Pauvre chapelain de l'ambassade ! quel guêpier pour lui !).
Les petits journaux suivirent, brocardant tout le monde et chacun, à l'hasard de la fourchette, sans d'ailleurs y rien comprendre, et sans même-y essayer.
Mais la note finale fut donnée par un de nos plus énergiques confrères, directeur et propriétaire, encore aujourd'hui, d'une de nos feuilles les plus fièrement vouées au bonheur et à l'affranchissement du populaire.
Tranchant du moraliste indigné, cet homme excellent étalait à tous les yeux la misère, d'ailleurs lamentable, de je ne sais plus quels ouvriers en grève, et concluait par cette phrase définitive « Monsieur Pierre Loti, ce nonobstant, jette dix mille francs par les fenêtres pour baptiser son chat. »
Ainsi tels journalistes se figurent écrire l'histoire.
Claude Farrère