Affectation au G.B.R.2 (Groupement des bâtiments de réserve. Le cessez-le-feu ayant eu lieu.
( suite anecdotique )
Notre mission au G.B.R. étais réduite à la surveillance de cette flottille désarmée regroupée sur la rive opposée à la Base « Courbet », gonflée d’engins des dinassauts descendues récemment du Tonkin, qui n’avaient plus rien à y faire depuis les accords d’armistice.
Afin d’en empêcher le pillage, nous allions quotidiennement y monter la garde armés d’un vieux Enfield 303 et quelques cartouches. Je me souviens d’une anecdote qui m’avait fait « voyager » sur un de ces bateaux fantômes. La nuit tombe vite dans cette région du globe.
Pour couper à l’ennui, enjambant le bastingage d’engins, j’avais procédé à une visite systématique du bord et des structures intérieures : postes équipages, de pilotage, salles des machines, etc… Une odeur de rouille, de vielle huile, de mazout montait des locaux désertés. je pouvais m’imaginer, la connaissant, la vie du bord, son effervescence. Monter les ordres, les discussions, les rires… bref, ressentir l’âme du bateau !
J’y découvrais des casiers et placards ouverts, comme une plaie, encore jonchés d’objets, une intimité répandue offerte à ma curiosité : pages de notes, de comptes rendus. De lettres familiales et sentimentales où je pouvais lire : l’amour, l’espoir, parfois le découragement d’une séparation, longue, trop longue … 24 mois. Ou encore, placardées sur les portes des caissons des photos de filles de magazines aux charmes dévoilés.
Puis, armé de mon « Enfield » serré contre moi et de ma lampe torche, je m’aventurais
prudemment de pont en pont à la découverte d’autres mystères. Là un poste, qui avait dû être le carré d’officier « Pacha du bord ». Ma crainte de me trouver au coin d’un de ces endroits sombres avec un pilleur de rafiots, disparut lorsque je tombais sur un coffre - fort de petite taille dont la porte largement ouverte laissait apparaître une cascade de billets de banque, des liasses de piastres, se rependant sur le pont du poste .
Je pus m’imaginer d’être riche ! de passer cette campagne confortablement ? hélas, ces piastres frappées à l’effigie d’Hô-Chi-Minh ne valaient pas plus d’une « sapèque » (ancienne monnaie vietnamienne ) .
Il arriva qu’au cours d’un arraisonnement de jonques, des armes et des piastres (n’ayant de valeur que pour le Tonkin, édité par le vietminh) soient saisies. Seule une valeur symbolique, frappée du sceau du Président Viêt, permettait à la population du Nord de s’en servir.
Revenu à la réalité, je retrouvais mes vieux démons. La nuit noire et le lieu avait quelque chose d’inquiétant. Les coques s’entrechoquant et les eaux noires du fleuve apportaient une note lugubre à l’endroit. Sorti de l’obscurité, il arrivait qu’un sampan mené par une congaï (jeune femme ) s’approcha pour vendre de la bière ou une soupe chinoise , mais la consigne était de tenir à distance ces embarcations. Après deux ou trois rondes, l’ennui gagnant je finis par me réfugier dans un recoin d’engin, protégé par ma moustiquaire, mon Enfield serré contre moi, je finis par m’endormir.
Si bien qu’un matin , planqué dans un endroit le plus reculé d’un rafiot, profondément endormi, je n’entendis pas le matelot, venu me chercher pour me ramener au G.B.R. , crier les mains en porte-voix, mon nom à tue-tête. Remontant des profondeurs où, Morphée me gardait bien au chaud auprès d’elle…, je finis par remonter des abysses et par me faire mollement reconnaître :
« Ouais , j’ suis là !… »
- Ben, quoi ! j’te cherche partout… Tu m’as foutu une de ces trouilles j’te croyais disparu ! enlevé !.. »
Quelques jours auparavant on avait recherché un camarade disparu ne laissant aucun indice. on avait fini par le retrouver coincé entre deux bâtiments de la réserve, sa tête émergeant de « luc bins » (mottes de végétation que charrient les fleuves lors de fortes crues) qui étaient venus s’agglutiner entre les bateaux. Armés de gaffes, il fallut faire appel à tout notre courage et ravaler de fortes nausées pour le ramener sur la porte abaissée d’un L.C.M. , prenant mille précautions pour ne pas déchirer le corps gonflé d’eau et de vase à demi-dévêtu, de notre camarade .
C’est dans cette atmosphère peu réjouissante que, quelques jours plus tard, je fêtais, mi-figue, mi-raisin mes vingt ans. En rentrant de permission, la démarche hasardeuse, je dus faire attention, en montant la coupée, de ne pas moi-même verser à la baille .
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Saigon et ses banlieues proches : Cholon , Gia Dinh , Phu-My
Au cours des quelques mois passés à Saigon (nommée la perle du Sud-Est asiatique) et comme tout permissionnaire, j’eus souvent l’occasion de trimballer mes guêtres dans les faubourgs de cette merveilleuse ville de Cochinchine. Tout d’abord, comme tout bleu-b…,
bleusaille arrivé fraichement de métropol , j’allais découvrir les quartiers chauds. Direction obligée pour parfaire au dépucelage du matelot en recherche d’épanchement de besoins devenus plus que pressants. J’avais connu le quartier « Chicago » à Toulon , j’allais m’imprégner de celui de Cholon aux antipodes de la méditerranée .
D’ailleurs il n’avait pas été nécessaire à la sortie de la caserne Francis Garnier, d’indiquer au « pousse-pousse » mon désir d’un quelconque endroit… sitôt assis dans le cyclo-pousse son propriétaire m’avais gratifié d’un énigmatique sourire jaunis par le bétel et, arc-bouté sur les pédales de l’engin, enfilé le boulevard Gallieni, tout en m’en annonçant la note : « chêp payer moi nam pia’tes ! » une piastre du kilomètre au compteur si mes calculs étaient exactes ! .
A mon attitude gauche, il avait tout de suite remarqué que je venais de débarquer dans le paysage et que par ma tenue je n’étais pas un habitué du Continental Palace, bref, les portes de l’empire des sens venait de s’ouvrir à moi .
Cela, c’était le jour qui suivait la solde ! les permissions suivantes, les « poches retournées » il nous restait les flâneries dans les quartiers plus huppés, où, désargenté, le sous-fifre de l’empire colonial français se sentait honteusement étranger. Mais, cependant j’en retirais une surprenante fascination. Loin d’un égoïste mercantilisme, la France et ses gouvernements de la fin 19 ème et première moitié du 20 ème avait œuvré pour ramener la paix dans un pays écartelé par des invasions à ses frontières, des luttes intestines ; batailles de mandarins, de dynasties, de bandes mafieuses (ex. les Pavillons Noirs). Ses scientifiques ; en matière de recherche médicales éradiquèrent des maladies et affections parasitaires en créant des « Instituts Pasteur ». Elle construisit des chef-d’œuvre d’architecture, développa des voies de communications , un réseau ferroviaire important plus de :1700 km du sud au nord, créa des milliers de canaux : 1200 au total en Cochinchin, pour ne citer que le sud, bref ! La présence de la France dans cette partie du globe n’a pas été qu’attirée par « appâts de richesses » , mais également et surtout d’y établir un Etat moderne, n’en déplaise à ses détracteurs !
On verra que par la suite , après le départ des français en 1956, le pays sera à nouveau ravagé par une guerre encore plus meurtrière, inhumaine, menée en longueu r(malgré les énormes moyens) par ceux qui avaient dénoncé son colonialisme totalitaire et mercantile .
* batiments à l'appontementde la Base Courbet (photo R.Scelles- 1954 )
A cette époque Cholon jumelée à Saigon, de superficie plus petite, offre une population en nombre d’habitants supérieure à celle de Saigon. Une concentration d’environ : 1.500.000 âmes contre 1.000.000 pour la capitale de la Cochinchine. Cholon est bordée par l’Arroyo chinois, qui se jette dans la rivière de Saigon, et le canal de Contournement (à l’est) qui rejoint l’Arroyo de l’Avalanche au nord de Saigon. Disons en gros, qu’elle est composée de commerçants chinois souvent gros propriétaires et d’une faune d’individus refoulés de Saigon, que les héritiers de Macao emploient comme coolies.
Coté Ouest, Cholon est quadrillé de petits canaux, enjambés de ponts et bordés de quais.
On y trouve dans la partie sud : le canal des Poteries ou encore Canal de Doublement, parallèle à l’Arroyo Chinois, qui rejoint le Canal de Dérivation et va se jeter dans la rivière de Saigon.
Dans la partie nord ouest on trouve le Canal Bonnara, lequel rejoint l’Arroyo Chinois. Les Ponts : le pont du sel, le Pont des Chettys, le Pont en « Y » le fief de Lê-Van-Vien dit « Bay Vien (on y reviendra). Les quais : Quai des Jonques, Quai de la distillerie, Quai de Mytho , etc. Les quais de Belgique, de Cho Quan (nom donné à l’asile de fous) et de la Marne, bordent l’Arroyo chinois dans sa partie Est. Arroyos et canaux pullulent de sampans de jonques et autres barges flottantes. On a peine à s’imaginer cette population de mariniers , d’un autre âge : se croisant, se frôlant, s’abordant, chargés à flot d’eau, tant ç’à grouille de monde ! et parmi tout cela des nhos ( enfants ) qui nagent et s’ébrouent dans cette eau de rach polluée d’immondices rejetées par des sampans, où s’entassent des familles entières , agglutinés aux quais. Une véritable ville-dortoir flottante .
Le jour chaque ilot s’anime : d’entreprises, de petits commerces plus ou moins licites. Le marché aux poissons (près du canal Bonnara) quand à lui, draine une flottille de sampaniers lesquels remontent des pêcheries qui longent la Rivière de Saigon. La nuit les quartiers s’illuminent d’enseignes : de restaurants, de tripots, de dancings . A lui seul le Grand Mond, un « empire du jeux » bâti par des chinois de Macao et racheté par le Binh-Xuyen Lê-Van-Vien, un protégé de Bao-Daï, inonde de ses lumières la rue des Marins.
Pénétrons dans ce « paradis du jeux et de la prostitution ». Passé le grand portail du mur d’enceinte qui entoure le Palace, on pénètre dans un immense parc où se trouvent dressés des stands de tables à jeux appelées « tables populaires ». Dans une ambiance de foire du trône on a accès en terrasse à un restaurant, un dancing, un ou deux cinémas, un théâtre, des salles de jeux « casinos » au premier et salons particuliers aux étages supérieurs. Comme dans tous ces endroits, le lucre n’a pas de clientèle choisie. Une faune bigarrée s’y côtoie .
L’établissement fut ouvert en 1948. Mr. Bollaert, alors Haut-commissaire en signa la décision. Avant lui l’amiral Thierry-d’Argenlieu avait donné son accord à l’ouverture du projet
La secte mafieuse Binh-Xuyen et son chef d’alors ; Bay Vien en détenait le monopole jusqu’en avril 1956 lorsque le Président Ngo Dinh Diem en décida autrement et que la secte dut abandonner son « paradis monétaire ». Je peux témoigner de l’évènement étant présent à Saigon à cette date. Du débarcadère de la Marine Nationale nous assistâmes aux violents combats qui opposèrent les Binh-Xuyen et les forces gouvernementales.
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A côté, Saigon offre une image plus « sélect ». Avec de larges boulevards, de magnifiques édifices : son palais Norodom, sa cathédrale, ses lycées, sa Gare Centrale, son Grand Marché, son grand port de commerce, ses quartiers d’affaires, sans oublier la Banque d’Indochine, un imposant bâtiment blanc situé à la hauteur du Pont Tournant et du bâtiment des douanes, à l’entrée de l’Arroyo Chinois.
En remontant la Rivière de Saigon à l’embranchement de l’Arroyo de l’Avalanche, on y trouve les ateliers navals (la D.C.A.N.) et la Base « Courbet ». En longeant l’Arroyo, derrière la base navale on trouve le Jardin Botanique, le Musée du Souvenir et l’ancien camp de l’Infanterie de Coloniale. Le Pont de l’Avalanche, en prolongement de la rue Chasseloup-Laubat, enjambe l’Arroyo et débouche côté droit sur un petit village paillotte de réfugiés descendus du Tonkin : Phu-My, et côté gauche sur deux localités : Thi-Nghé et Gia-Dinh .
A quelques localités près, dont Dakao, voila un petit voyage autour de Saigon bouclé.
L’homme cochinchinois, vietnamien du sud, d’origine annamite, est physiquement plus élancé et de teint plus clair que le Tonkinois, Vietnamien du nord. Travailleur, il est néanmoins plus lymphatique, avec une tendance à la rêverie , à la contemplation en quête de plaisir, de fête. Son éducation de religion bouddhique et le climat du sud influent en grande partie sur son mode de vie. Le travail dans la campagne rizicole y est également moins pénible que dans le delta du Fleuve Rouge au Tonkin, où d’énormes crues balaient fréquemment les digues qui protègent les rizières (1).
Le Tonkinois, quand à lui, est plus robust. Le pays , en grande partie couvert de montagnes et de forêts, l’initie très jeune à de durs travaux et de longues et pénibles marches pour se rendre aux points d’approvisionnement. Le delta du Fleuve Rouge, grenier à riz du nord Viêt nam et les eaux très poissonneuses de la prestigieuse baie de Ha long lui fournissent la principale source de ses revenus.
En Cochinchine, les femmes portaient une longue robe flottante de satin, blanche ou de couleur, fendue sur le côté, découvrant un pantalon (quê-Quân) de satin également, coiffées du traditionnel chapeau conique ( non là ) en paille de latanie , à mentonnière .
Au nord, si la tenue vestimentaire étaient à peu de chose près la même, elle était souvent
de couleur plus sombre et la coiffe des femmes en forme de galette noire.
Les premiers temps, comme tout nouvel arrivant, j’ avais été surpris par la force et la souplesse déployée chez ce petit peuple. Dans un panier pendu à chaque extrémité d’une longue lame de bois de bambou, les femmes pouvaient porter de lourdes charges. Les deux paniers étant censés représenter, symboliquement, les deux greniers à riz du Vietnam : le Nord et le Sud. Il n’était pas rare de voir dans un des paniers, un enfant en bas âge. La charge étant portée dans un équilibre parfait. Tout comme cette façon des sampaniers, de manœuvrer leur embarcation, à l’aide d’une longue pagaie, debou , en équilibre sur le rebord à l’arrière du bateau (2).
Tout aussi étonnante cette manière de se tenir accroupi dans une position de relâchement, les bras étendus sur les genoux, profitant d’un moment de répit, n’importe où ; sur le trottoir comme à chaque coin de rue ; marchand à une échoppe ou client dégustant là une soupe chinoise. J’étais étonné de voir aussi ces femmes d’un âge avancé découvrant lorsqu’elles riaient des dents d’un noir nacré, résultat d’un mâchouillage quasi-perpétuel de chique de bétel (mélange de chaux, de noix d’arec enroulé dans une feuille de bétel) Elles en crachaient le jus d’un long jet noir, qui finissait par joncher les sols.
Pour la petite anecdote : Je me souviens qu’un jour de sortie permissionnaire avec des camarades aux abords du marché de Saigon , en tenue blanche réglementaire, nous étions passés à proximité d’un groupe de femmes accroupies, quand un de ces jets noirs vint atterrir sur le bas de mon pantalon. De dépit j’en fis la remarque un peu sèchement à la responsable qui d’abord interloquée me répliqua en nha-què, vociférant dans une langue qui m’était étrangère. J’avais dû rentrer mon dégoût et ma colère .
(1) l’administration française fera de gros travaux de construction et de consolidation dans le Delta du Fleuve Rouge pour endiguer les rizières .
(2) Ce mouvement répétitif du sampanier provoque une déformation de la jambe et l’orteil ( giao-chi en chinois).
André Pilon pour Christian le Piller