La Doris étant en DISAC pour un mois , notre patron radio le vieux Jean accepte d'embarquer sur l'Amazone pour une petite semaine en remplacement de leur patron radio qui est indisponible . A son retour à bord , il nous raconte cette anecdote qui lui est arrivée :
A la fin d'un exercice , le Commandant lui donne un message à transmettre au sémaphore de Cépet qui doit le retransmettre au PC OPS . L'Amazone remonte à l'immersion périscopique pour l'envoi du message , mais la mer est démontée , dans la tempête , le petit 400 tonnes se fait chahuter et secouer de tous les bords . Le vieux Jean a du mal à envoyer son message car son antenne radio est submergée par moment . L' Officier de quart qui est au périscope de veille : un enseigne de vaisseau au nom à rallonge : Mr de ceci de cela menace le vieux Jean car l'Amazone redescendra dans la tranquillité des profondeurs une fois le message envoyé :
- Vu ce que vous nous faites subir , au temps de mes ancêtres , ceux-ci vous auraient fait fouetter !!!!
- Ah oui !!! s'exclame Jean .... eh bien au temps de mes ancêtres , ceux-ci vous auraient regroupé avec les vôtres pour vous envoyer à la guillotine !!!!
Le message envoyé , l'Amazone redescend dans le calme , et l'Officier en Second mis au courant de l'accrochage par l'Off de quart changera le vieux Jean de tiers pour éviter de nouveaux accrochages .
Bien évidemment , Jean ne sera plus volontaire pour embarquer sur ce bateau !!!!!

En 1966 , la Doris commandée par le LV Merlo fait escale à Lisbonne en compagnie de la Junon . Pas de chance pour nous , notre mère poule le bon vieux Gustave Zédé nous accompagne . On l’aime bien notre vieux Tatave mais seulement lorsqu’il est à quai à Toulon ; car lorsqu’il nous accompagne , nous n’avons pas droit à l’hôtel comme c’est l’habitude , les deux tiers non de service couchent donc à son bord .
Le Tatave est amarré tribord à quai cap sur l’aval du fleuve , la Junon à couple du Tatave , et la Doris à couple de la Junon : tout le monde dans le même sens . Les amarres ont été doublées , car à marée montante ou descendante , le courant est très fort dans le Tage …
En cette belle journée de Samedi , après avoir pris d’assaut les douches du Tatave , les permissionnaires ont lieu à 11H00 après un petit poste de propreté . Très peu de bonshommes sont présents , même pas une dizaine pour les trois bateaux . La bouffe portugaise n’étant pas d’un attrait particulier , les gars préfèrent rester déjeuner à bord du Tatave , surtout que le service intendance de notre mère poule a fait fort : steack-frites salade au menu !!! Rien qu’à la lecture du menu , l’eau nous monte à la bouche … Pensez donc !!! de bons steacks bien saignants , bleus ou cuits à point selon les goûts , cela nous change des lyophilisés , des congelés , des congelés-décongelés-recongelés qui exhalent une odeur plus ou moins appétissante … plutôt moins que plus !!!!
Et des frites !!! des frites !!! cela fait au moins trois bonnes semaines que nous n’en n’avons pas vu la couleur !!! Interdites à bord des sous-marins pour question de sécurité , elles sont souvent remplacées par des pommes de terre rissolées … quelquefois , elles n’ont de rissolées que le nom et se présentent sous la forme de vulgaires patates plus ou moins passées au beurre : « la cuisse » ayant oublié la rissole à quai comme on disait , et pour couronner le tout : une pastille verte et une pastille blanche !!! la verte pour remplacer la salade ; et la blanche ??? on n’a jamais su à quoi elle servait !!!
Personne ne loupe l’heure de l’apéro , et après quelques rafales de « jaunes » on passe à table en se réjouissant de ce qui va suivre …. Le plat d’entrée est expédié en deux minutes quatorze et les steacks arrivent : des entre-côtes !!!!! larges comme la main , bien saignantes ou bleues , incroyable comme elles sont appétissantes !!! et voilà les frites !!! les frites tant convoitées !!! dorées à point et gouleyantes , des frites comme seuls nos cuistots de la Marine savent les faire : je n’en n’ai jamais mangé d’aussi bonnes que dans la Marine !!! Qu’est-ce-qu’on va se mettre derrière la cravate !!! plein la gueule et tout autour !!! Chacun se sert abondamment , un bon coup de rouge pour graisser le tuyau et amorcer la pompe , et c’est parti !!!
Chacun se régale tout en discutant de choses et d’autres et plus particulièrement en tirant des plans sur la comète à propos de la visite protocolaire que l’on doit rendre dans la soirée au célèbre Texas-Bar …. Mais , cela sera pour plus tard …. Pour l’instant , nous avons autre chose à faire !!!
A peine avons-nous avalé quelques bouchées que la diffusion générale du Tatave envoie :
- Les équipages des sous-marins immédiatement à leurs bords !!!!
On se regarde tous interloqués ….quoi-t-est-ce ???
Les protestations s’élèvent :
- Eh me..de !!! qu’est-ce-qu’ils nous veulent encore !!!
- Put…in !!! on ne peut pas être tranquilles cinq minutes !!!
- Mais ils commencent à nous faire ch..er !!!
Nous quittons la table à regrets sans trop nous dépêcher … Un coup de rouge vite fait avant d’y aller … Sympas , les gars du Tatave nous promettent de tout tenir au chaud jusqu’à notre retour ….
- Les équipages des sous-marins immédiatement à leurs bords !!!!
- Les équipages des sous-marins immédiatement à leurs bords !!! ceci n’est pas un exercice !!!!!!
Ouh là !!! ouh là là !!! ça doit urger !!!!
On accélère le pas pour rejoindre la coupée qui permet l’accès à nos bateaux …
L’ Officier en Second est en haut de la coupée et nous houspille :
- Allez !!! allez !!! vite !!! dépêchez-vous !!! faites vite !!!
Le Commandant est déjà à bord , debout en haut de la cathédrale , les mains dans les poches , tête nue , il n’a pas eu le temps de capeler sa casquette , il fronce le nez comme à son habitude quand ça ne va pas comme il voudrait ; du haut de son « perchoir » il nous houspille :
- Aux postes de combat !!! allez !!! maniez-vous !!! Dépêchons !!! Aux postes de combat !!! et rapidement !!!
On dévale la coupée quatre à quatre aussi vite qu’on le peut …. On se bouscule un peu … on saute sur le pont de la Junon … on prend la deuxième coupée aussi vite et on s’engouffre littéralement à bord par les panneaux AV et AR . Pas le temps se glisser le long de l’échelle comme on a l’habitude de le faire , on se laisse carrément tomber les uns sur les autres . Celui qui ne dégage pas assez vite reçoit les talons du suivant sur la tronche ; ce qui provoque quelques engueulades qui s’arrêtent vite …. On a autre chose à faire !!!! Les gardes des panneaux sont rapidement enlevées et laissées sur le pont … pas le temps de les descendre !!! Les panneaux sont fermés et verrouillés .
En dévallant la coupée du Tatave , nous avons juste le temps de voir quelle était la cause de ce branle-bas-de-combat : un énorme tanker de plus de 200 mètres de long dérive sur le Tage !!!! IL a loupé son accostage , il est carrément en travers du fort courant de marée montante et son étrave passe à frôler les cargos et autres bateaux amarrés devant nous en aval du fleuve . Il a mouillé son ancre bâbord , on peut apercevoir sa chaîne tendue , mais son ancre dérape sur le fond . Sur son arrière , un petit remorqueur poussif essaye en vain de le déhaler vers le milieu du fleuve . Deux autres remorqueurs essayent sans succès de lui passer leurs remorques . On voit que le « gros cul » bat en arrière , ça bouillonne à sa poupe , mais sans aucun effet ….
C’est la dernière vision que nous avons du monstre avant de nous engouffrer à bord . Il est à peu près à 400 mètres de nous et il arrive immédiatement sur nos bateaux !!! Dans le bord , chacun est à son poste … on n’a jamais été aussi vite aux postes de combat !!! Pas le temps de faire l’appel et de rendre compte !!! encore moins de faire un poste de combat de vérification !!!!
Debout sur la cathédrale , le Cdt semble imperturbable , mais il doit cogiter dur !!! Il pense sans doute appareiller en catastrophe , mais il donne ses ordres calmement :
- Trois hommes seulement plage AV et plage AR avec brassières !!! dédoublez devant !!! dédoublez derrière !!! Disposer et balancer les lignes d’arbre !!! Déclaveter les purges des ballasts !!! Démarrer la station d’huile !!! Déclaveter le tube d’air et prendre la ventilation plongée !!! Griffes de grenadage à poste sur les panneaux !!! Se préparer à fermer les portes étanches !!!
Au cas où il faudrait trancher les aussières en urgence , il demande aux gars du Tatave :
- Allez nous chercher des haches d’incendie !!!
Les ordres sont rapidement exécutés . Les clavettes de purge des ballasts sont ramenées au Central . La commande des purges est déclavetée et l’électricien se tient prêt à ouvrir les purges ou à chasse HP suivant les ordres à venir …
L’Officier en Second et le Cipié sont au Central . En à peine deux minutes , nous sommes parés …
- Parés à manœuvrer !!! transmet l’O2 par l’interphone passerelle ….
Mais il est trop tard pour appareiller en urgence , impossible de fuir même en AR5 . Le monstre nous coince dans une souricière qui se réduit très vite ; plus vite qu’on ne le voudrait .
- Quelle distance ??? demande l’O2 .
- 200 mètres !!! répond la passerelle .
La tension monte dans le bord … le silence s’installe … un silence angoissant … personne ne dit mot … on se regarde les uns les autres … que va-t-il nous arriver ??? Tous les scénaris les plus inimaginables nous passent par la tête : du plus catastrophique au plus sympathique et la tension monte toujours ….certains se rongent les ongles … d’autres se frottent les mains en se tordant les doigts …. D’autres ont les mains dans les poches en serrant les poings … des visages affichent des rictus nerveux … les grandes gueules sont aux abonnés absents !!!
- Qu’est-ce-qui va nous arriver Patron ???
- Je n’en sais rien fils !!! garde ton calme …tout va bien se passer … ne t’inquiète pas et exécute les ordres qu’on te donne !!!
- Quelle distance ??? demande l’O2 .
- 150 mètres !!!
La tension monte d’un cran supplémentaire …. Si par malheur pour nous , l’ancre du tanker accroche au fond et que sa chaîne n’écourte pas , le courant va le faire se rabattre sur nous et nous écrabouiller contre le Tatave !!! Notre coque épaisse tiendra sans doute le coup , ses 4 à 5 cm d’épaisseur lui permettent de subir d’énormes pressions , mais nos ballasts et nos soutes à gas-oil avec leur tôle de 5 m/m seront inévitablement écrasés , et on va couler comme un caillou au fond du Tage !!!!
- Distance ??? demande l’O2 .
- 100 mètres !!!
Si par malheur il nous arrache un ou deux ballasts à bâbord , il nous faudra purger ces ballasts pour rétablir la gite . Resterons-nous en surface ??? On n’en sait rien !!! Aurons –nous assez de flottabilité ??? Dieu seul le sait !!! mais comme il ne cause pas beaucoup … On se retrouvera peut- être au fond dans la vase du Tage !!!
Mais qu’on en finisse Bon Dieu !!! cette attente est insupportable … Tous les gars gambergent dans leurs têtes … C’est intolérable et presque inhumain de ne pas savoir si on va s’en sortir . De plus , on ne voit rien !!! on ne peut que courber l’échine et subir … et on sait que si cela arrive , ça va faire mal !!! très mal !!!
- Distance ??? demande l’O2 .
- IL arrive !!!
Il arrive !! il arrive !! on le sait bien qu’il arrive ce salopard qui essaye de nous écrabouiller . Si par malheur on entend le panneau supérieur du sas claquer , eh bien ça va être notre fête !!!
- Est-ce-que ça va passer ??? demande l’O2 .
Pas de réponse …
- Quelle distance ??? est-ce que ça passe ??? redemande-t-il fébrile lui aussi …
Pas de réponse …
On sait que le danger se rapproche à la vitesse du monstre qui nous menace . Et s’il nous arrache tous les ballasts bâbord ??? eh bien il nous faudra ouvrir toutes les purges pour éviter de nous retrouver couchés … et là …on va au fond directement … pas d’autres solutions !!! on va disparaître dans cette eau infecte et boueuse …. C’est une terrible attente , une angoisse abominable … la tension est extrême , presque palpable … les nerfs sont tendus à craquer …..
- Il est passé !!!! transmet la passerelle ….
L’O2 diffuse aussitôt la bonne nouvelle dans le bord , la tension et les nerfs retombent d’un seul coup …. C’est une explosion de joie !!! c’est la liesse !!! les gars se donnent de grandes tapes dans le dos , se congratulent , se réconfortent de la pression subie , se félicitent …. Se félicitent de quoi ??? on n’en sait rien , mais ils se félicitent quand même , ça leur fait du bien ,sans doute d’avoir tenu le coup et de ne pas avoir craqué !!! C’est l’allégresse générale !!! Les sourires sont sur tous les visages … L’O2 attend quelques instants que tout le monde se calme avant d’envoyer :
- Prendre la tenue de repos !!!
Car il ne s’agit pas de faire n’importe quoi … Ce qui est fait en peu de temps . Nous pouvons monter sur le pont où le Cdt descendu de son perchoir nous félicite d’avoir mis le bateau en état d’appareiller aussi rapidement . Il nous confie qu’aux 100 mètres , il se posait beaucoup de questions , n’étant pas certain que cela passerait . Aux 50 mètres nous dit-il , j’étais presque certain qu’il allait nous frôler mais … il y a toujours un mais !!! Il nous informe que l’étrave est passée à 5 ou 6 mètres de nos ballasts et que le pic AV est passé à frôler la cathédrale … heureusement qu’il n’a pas de bulbe !!! conclue-t-il … Puis il nous souhaite bon appétit et remonte sur le Tatave …
Les gars de la Junon sont aussi heureux que nous …. Pu…in qu’on a eu chaud !!! Nous regardons tous le tanker s’éloigner , il a maintenant trois remorqueurs qui essayent de le déhaler vers le milieu du fleuve . A 3 ou 400 mètres en amont , le quai fait un léger coude , juste après ce coude , un magnifique trois-mâts est à quai . Le monstre se dirige sur lui et son pic avant lui ravage la mâture : on peut voir les vergues et un mât s’affaler dans de sinistres craquements …. Toute la mâture est ravagée …. Les haubans arrachés , des bouts de vergues pendent lamentablement . Quelle désolation !!! Les remorqueurs arrivent enfin à tirer le tanker en arrière … trop tard pour le beau voilier ….
Nous remontons sur le Tatave pour terminer notre repas qui a été tenu au chaud . On se régale et les commentaires vont bon train …Toutes les explications sont bonnes à prendre , les gars du Tatave nous avouent que pour rien au monde ils n’auraient voulu être à notre place ; mais l’ambiance est super ??? ça rigole de tous les côtés , les « costards » volent , certains se font chambrer :
- Si t’avais vu ta tronche !!! tu serais tombé raide mort !!!
- Et toi !!! ta mère ne t’aurait même pas reconnu !!!
- Et lui !!! il avait pris au moins trente ans !!! on aurait dit son grand-père !!!
- Tu le connais son grand-père ???
- Non !!!
- Et l’autre rigolo !!!on aurait dit un fabriquant d’huile d’olive !!!
Et les grandes gueules refont surface comme par miracle entre deux fourchettées ou deux rasades . Le repas bien arrosé nous permet de décompresser , on en a bien besoin !!! Le Président dans son immense bonté a même sorti la cave : Armagnac , Cognac et Calva pour le café . En remerciement , nous lui offrons un ban de sous-mariniers . Quel bon gueuleton !!! bien mérité !!!
Cette épuisante journée se terminera au Texas-Bar dans une ambiance que beaucoup d’entre-nous apprécieront . Le Texas-Bar !!! Quartier général des femmes volontaires pour soulager l’humanité . Paradis terrestre dont certains sont revenus avec des souvenirs « brûlants » et même « cuisants » Ce paradis fut quelques années auparavant , lorsque j’étais sur le Morse, le théatre d’une gigantesque et mémorable castagne entre les marins des Marines Alliées : Française , Américaine , Allemande et Anglaise et les flics portugais ( la gestapo) du sinistre dictateur Salazar . J’en ai porté longtemps des séquelles !!!!