Pendant tout ce temps , il a bien fallu nourrir l’équipage , et les sacs poubelles remplis de déchets de cuisine et de boites de conserves s’entassent à l’avant du poste torpille . Vu que nous n’avons pas fait surface depuis le début de la patrouille pour nous en débarrasser , le Patron torpilleur voit d’un très mauvais œil ses tubes lance-torpilles envahis par les poubelles se transformer en déchetterie ; ce qui provoque des tensions avec le Patron du pont marchand de soupe , ce dernier étant accusé d’empiéter un peu trop sur le territoire des torpilleurs ….
Le différent se règlera grâce à l’intervention de l’Officier en Second qui avec l’accord du Pacha autorise le compactage des boites de conserves de manière à diminuer le volume des poubelles et les sasser si besoin ….
Le compacteur du bord est des plus rudimentaires : il est composé d’une plaque de ferraille de 50X50 de 2cm d’épaisseur posée sur un lit de chiffons pour atténuer le bruit et d’un pilon de 3 ou 4 Kg manié par un volontaire désigné d’office !!! rien de plus simple !!!
La « machine » est mise en fonction au début du poste de propreté …. Jeune Q/M , me voilà désigné pour alimenter le dispositif en boite de conserves ; le pilon étant actionné par le Q/M torpilleur Reynaud surnommé « Fernand » comme de bien entendu !!! Je pose les boites sur la plaque métallique , Fernand d’un coup de pilon les écrabouille , je récupère la boite aplatie pour la mettre dans un sac poubelle cylindrique spécialement conçu pour être sassé par le sas vide-ordures dont sont équipés les sous-marins , le sac poubelle étant auparavant pourvu d’une gueuse : sorte de grosse rondelle de 4 ou 5 Kg qui le fera couler , celui-ci étant lardé de coups de couteau pour laisser l’air s’échapper ….
Tout se passe normalement , la cadence est bonne : j’alimente et Fernand pilonne !!! nous avons déjà rempli un sac et le deuxième est bien entamé quand vient le tour d’un petite boite bleue ; vous connaissez certainement ces petites boites bleues qui contiennent le pâté qui fortifie le mataf !!!! je l’ai à peine posée sur la plaque que Fernand atteint d’un défaut de synchronisation abat avec force le pilon …. sur ma main !!!! Je ressents une douleur atroce …. Je pousse un hurlement , un éclair traverse ma vision et je me retrouve sur le dos en hurlant de douleur …. Fernand qui a lâché son pilon essaye de me libérer de la boite qui s’est recroquevillée sur mes doigts , pénétrant dans les chairs … Le Patron torpilleur lui fait comprendre qu’il est entrain de m’arracher des morceaux de chair ; il arrête sa tentative . Je réussis péniblement à me relever , tremblant de partout et inondé de sueur , je suis accompagné au Carré des Officiers où l’Officier en Second assis sur une banquette me voit arriver chancelant , grimaçant et gémissant sous la douleur , sur le point de tomber dans les pommes . Aussitôt , il se lève pour me laisser sa place et frappe à la porte de la chambre du Cdt pour le prévenir . Le Pacha sort de sa chambre , regarde ma main qui ensanglante le table du Carré , esquisse une belle grimace et demande à l’O2 :
- Allez prévenir le médecin !!!
Par chance , nous avons embarqué pour cette patrouille un jeune médecin 2 gallons : le docteur Castéra pour lui faire connaitre les joies de la navigation sous-marine ; il se repose dans le wagon , la chambre prévue pour trois officiers .
- Du travail pour vous !!! lui dit le Cdt …
Le médecin regarde ma main d’un air effaré et se demande bien ce qui a pu se passer …
- Défaut de synchronisation !!! lui explique le Cdt …
- Voilà ce qui arrive quand on ne fait pas attention à ce que l’on fait !!! me dit-il en me jetant un regard noir , comme si je n’en supportais pas assez …
Le toubib demande à Gauchot le maître d’hôtel une éponge pour nettoyer la table et une serviette propre pour poser ma main , puis s’en va récupérer sa trousse à outils . Il déballe ses affaires dans l’intention de me recoudre les doigts … mais ceux-ci sont prisonniers de la boite recroquevillée . Il essaye sans succès de dégager la boite , me faisant un mal de chien ; demande si on peut lui fournir des pinces pour redresser les morceaux de métal enfoncés dans mes doigts . Les outils de la trousse d’un électricien font l’affaire en dix minutes ; me voilà libéré de cette putain de boite non sans souffrir le martyre ….
Maintenant , reste à recoudre les lambeaux de chair de mes pauvres doigts éclatés … Pinces et ciseaux sont étalés sur une serviette fournie par Gauchot ; mais les aiguilles , elles, sont dans un triste état , si bien que le toubib demande au Cdt l’autorisation de les passer dans une flamme de briquet afin de les stériliser : l’éther et autres produits très volatiles étant interdits à bord des sous-marins et l’éosine jugée insuffisante par le toubib . Autorisation du Cdt ; les aiguilles sont passées à la flamme d’un briquet …..
- Commandant !!! il me faudrait un alcool fort pour nettoyer les plaies !!! je crains que l’éosine ne soit pas assez efficace pour éviter une infection !!!
- Gauchot !!! appelle le Cdt …Sortez-moi une bouteille de cognac !!! ça vous ira toubib ??
- Certainement Commandant !!!
Gauchot obtempère et débouche une bonne bouteille de fine champagne … le toubib la saisi par le goulot et avec son pouce , fait couler un filet de cognac sur ma pauvre main …. La douleur est terrible et je pousse un cri , j’ai l’impression que ma main est en feu , je vais presque tourner de l’œil . Les plaies nettoyées sous mes gémissements , le toubib commence les sutures …. A chaque fois qu’il pique et qu’il fait courrir le fil , je gémis , la douleur est atroce …..
- Bois-en un bon coup !!! me dit le Cdt en me tendant la bouteille ….
Je ne me fais pas prier , et j’en prends une bonne lampée !!! mais … je me retrouve non seulement avec la main en feu , mais la bouche et le gossier aussi !!! me voilà mal barré !!!
Ne pouvant plus supporter le spectacle et mes gémissements , le Cdt s’isole dans sa chambre laissant l’O2 et le toubib s’occuper de moi …. L’O2 ne résiste pas longtemps lui non plus , il se réfugie dans le wagon …. D’ailleurs , tous les Officiers ont déserté le Carré …
L’opération dure un bon quart d’heure , le temps de me poser une dizaine de points dans les articulations des doigts , là où il y a très peu de chair …. le toubib travaille dans la dentelle !!! Puis ma main est emmaillotée de pansements ; je me retrouve avec une main indisponible pendant un certain temps ; elle le restera pendant une bonne quinzaine jusqu’à notre retour à Lorient , le toubib m’ayant changé deux ou trois fois les pansements . Heureusement , le toubib a bien travaillé , je n’ai eu aucune infection quand on sait que les plaies sont très difficiles à cicatriser à bord d’un sous-marin …..
Plusieurs années plus tard , le moment est venu pour moi de mettre la casquette au clou …. Le hasard faisant souvent bien les choses a voulu que le Capitaine de Vaisseau Lucas commandant le Centre d’Entraînement des SNLE où j’étais instructeur , était mon ancien Commandant du Morse . Il a absolument voulu me recevoir dans son bureau la veille de mon départ de la Marine …. Nous avons bien sûr évoqué nos années passées sur le Morse et parler de cette douloureuse anecdote du compacteur ….
- Je ne pouvais plus supporter de vous entendre crier et gémir pendant que le médecin vous charcutait , c’est pourquoi je me suis isolé dans ma chambre … m’avoua le Cdt …
- Je comprends fort bien Commandant , ce n’était pas une partie de plaisir !!!
- Mais dites-moi !!! ôtez-moi d’un doute !!! vous aviez grandement apprécié mon cognac il me semble , vu le niveau de la bouteille à la fin de l’opération ????
- Certainement Commandant !!! votre cognac était d’une excellente cuvée !!! mais , maintenant qu’il y a prescription , je peux vous avouer que le toubib en a bien profité lui aussi !!!! sans doute pour se donner du courage !!!!
Nous nous sommes quittés dans un grand éclat de rire accompagné d’une chaleureuse poignée de main …………..