En 1968, jeune second maître BS mécanicien, j'étais chef de quart Énergie sur le bâtiment-base Médoc à Mururoa.
Ce navire, ex- Sidi-Ferruch, était un hôtel flottant et le personnel Énergie avait pour mission d'assurer la disponibilité du navire et surtout de fournir aux personnels (civils et militaires du CEP), donc aux clients de l'hôtel, les moyens de vivre confortablement.
Jusque-là, je n'avais connu que les navires « guerriers », Escorteur rapide, d'escadre, etc…
Avec les missions souvent impromptues, les exercices, la discipline et la rigueur militaire.
La vie militaire sur le BB Médoc était réduite à, presque un minimum ; assurer le service, fournir des services.
Je ne pensais pas, en ce 15 décembre 68 que ma vie maritime et militaire allait évoluer de manière surprenante.
À 10:00, l'Officier des Équipages Fruchon, Chef du service Énergie, (connu et apprécié des mécaniciens, passionné de football) me dit : « Morvan ! Le Ravitailleur de Région « hanap » va venir à couple, il a besoin d'un Chef mécanicien ; ça vous intéresse ? ».
Je ne savais pas vraiment où j'allais embarquer, mais cela faisait cinq mois que je vivais sur le navire, près de l'atoll.
L'horizon étant très limité, j'acceptais.
Sur « l'Hanap », changement de décor et de vie.
Cet ex-navire allemand de la dernière guerre avait servi, je crois, à transporter après 1945, du vin entre l'Afrique du Nord et Marseille, avant d'être acheté par la Marine Nationale pour servir, avec sa sœur la «Liamone », en Polynésie, comme Bâtiment Auxiliaire chargé d'apporter de l'eau douce sur des atolls qui en manquaient : Mururoa-Hao-Fangataufa-Rangiroa.
Environ 40 m de long, le pont principal au ras de l'eau, un moteur Sulzer de 12 cylindres en ligne avec attaque directe sur la ligne d'arbre, des cales à eau et des ballasts absolument nécessaires, car, à vide, le bateau prenait rapidement 15° de gîte à bâbord ou à tribord, surtout si l'équipage tout d'un coup s'y rassemblait.
Voilà ce « fier vaisseau », solide (coque rivetée) et courageux, marin, mais peu militaire, comme l'équipage.
Seul l'essentiel était respecté : la discipline, les us et coutumes, le service, le travail ; l'uniforme n'était pas toujours exemplaire.
Les relations tenaient plus de la camaraderie que de l'autorité.
Le Commandant, l'Officier des Équipages Le Bourhis était le seul officier.
Il s'ennuyait parfois dans ses appartements ; on le savait et de temps en temps, c'est-à-dire souvent, on l'invitait au carré des Officiers Mariniers.
Parfois aussi, c'était lui qui élégamment, une bonne bouteille comme cadeau, s'invitait chez nous.
Aucune tension, tout le monde était solidaire !
Les deux baleiniers tahitiens faisaient parti de l'équipage.
L'un était typiquement polynésien, l'autre ressemblait à un marin breton ; un aïeul peut-être.
À bord je n’étais pas appelé, ni Second Maître, ni Chef mais « Chef mail » ce qui veut dire je crois « Chef travail » !
J'en étais fier car donc, a priori, il y avait aussi des Chefs qui ne faisaient rien.
Mon Adjoint mécanicien était tahitien : Timy Peue.
Il avait connu la métropole au début de sa carrière, au gré des cours mais maintenant s'était terminé.
Il prendra sa retraite sur l'île.
Ses enfants suivaient leurs études en Nouvelle-Zélande, une île relativement proche.
À cette machine !!!
Pour battre en arrière, il fallait d'abord stopper le moteur, basculer l'arbre à cames qui commandaient les pompes d'injection individuelle et relancer à l'air comprimé quand il y en avait assez.
Ça ne démarrait pas toujours à temps...
En A,A…
En A,A, arrière… toute !!!
Bing !
Trop tard !
Amarrer comme cela !
En conséquence, je n'ai connu l'hanap qu'avec la proue retroussée.
Lorsqu'on accostait un autre navire, nous étions attendus ; on voyait fleurir les défenses pour amortir nos arrivées viriles.
Ma première traversée m'amena de Mururoa à Papeete.
Changement de décor et d'ambiance ; à raison de 3:00 de sommeil en moyenne par nuit, je mis un mois à m'adapter à la vie tahitienne et à retrouver une vie sinon saine, à peu près normale.
« Tamouré, Tamouré ! » ; Il y avait « le Quinn’s », le « Whisky à gogo » !!
Le poisson cru « Chez Armand », etc…
Je n'étais plus très militaire, plutôt flibustier.
À 12:00, nous mangions sur le premier pont, en dessous de la passerelle.
À gauche, ciel bleu, soleil et vue sur la rade de fare-Uté, à droite, vue sur l'Arsenal qui, à cette époque, était libre d'accès à tous et aussi aux Vahinés.
En fond sonore, un orchestre local répétait pour préparer la prochaine fête du 14 juillet (on était en décembre).
Partout, on sentait l'odeur capiteuse du tiaré.
Un jour, nous réussîmes à appareiller.
Cela pris une journée à tenter de lancer le moteur, en recontrôlant une par une les 12 pompes d'injection, en regonflant les bouteilles d'air, relancer…
Sans succès jusqu'à 18:00, jusqu'à ce qu'apparaisse l'Officier Mécanicien de la majorité qui, informé du problème, me dit « on ne risque rien, essayez encore une fois !
Et voilà la bête qui s'ébroue, « badaboum… Badaboum ; notre chienne « Minoï » qui était absente depuis trois semaines est brusquement réapparue ce matin.
Elle s'est installée comme d'habitude sur la plage avant d'où elle surveille (contrôle ??) la manœuvre.
Sur l’Hanap, j'ai appris à être responsable ; à descendre à la Machine, en pleine nuit, inquiet par un silence anormal et par l'idée d'être attendu comme « le sauveur » (ce que je n'étais pas sûr d'être).
Tout ne s'est pas trop mal passé ; sauf une fois où le Commandant devait prendre l'avion à Hao pour aller passer le week-end, à Papeete, dans sa famille.
24 heures avant nous étions en panne !
Ça n'était pas gagné !
Mais le brave homme a su trouver les mots pour nous motiver ; il prit son avion !
Mon ami Changarnier et moi n'avions plus qu'à prendre la douche ensemble, en nous frottant mutuellement à la brosse, avec de la lessive, tant nous étions noirs d'huile diesel.
À bas la pudeur !
C'était la seule solution pour se retrouver présentables.
Dans ma cabine, j'avais un hublot ; un lit ; pas une couchette ! tout était en bois verni, couleur acajou ; c'était autrement plus chaud que de la tôle laquée.
Le bureau était immense !
J'en ai passé des heures à découvrir les subtilités du BOT, du rapport mensuel, à comptabiliser le gazole, l'eau, huile etc. et à taper à la machine à écrire avec deux doigts.
Pour me distraire, parfois le soir, j'allais voir un film sur le pont, assis sur une chaise, les pieds nus dans l'eau du Pacifique passant et repassant de bâbord à tribord au gré du roulis.
C'était rafraîchissant !
De temps à autre, nos routes frôlaient des atolls déserts…
En personnes humaines mais entourée de récifs riches en poissons.
« Armement de la baleinière ! » Le commandant, les deux baleiniers ravis et moi parfois, nous partions pêcher.
À nous les bonites, les tasars, les barracudas et, au repas, un délicieux poisson cru !
Autre moment fort de ces navigations, le franchissement des passes pour accéder au lagon des atolls.
Je me souviens de « l'hanap » immobile dans le courant bouillonnant du reflux !
Après plusieurs minutes de visée entre deux cocotiers, le commandant me disait « Chef ! Il va falloir faire un petit effort, sinon on ressort ».
Bien entendu ça n'intéressait personne de repartir !
Aussi, les 0,8 PMP étaient oubliés, la Machine rentrait en transe, la cheminée vibrait et se mettait à cracher des gerbes d'étincelles…
On passait !
L'océan à perte de vue !
Sur le pont, au ras de l'eau, quelle sensation de liberté !
Quels spectacles magnifiques s'offraient à nous !
Des couchers de soleil flamboyants, des levers rayonnants, des nuages sombres, immenses, généreux d'une pluie drue et rafraîchissante.
J'avais parfois l'impression de vivre un moment d'éternité.
« L'hanap était un bon navire, solide, qui a rendu beaucoup de service.
J'ai vécu à bord une expérience formidable qui m'a servi dans la suite de ma carrière Marine.
J-P MORVAN 535T59