- Trêve de plaisanterie , répond l'O2 , on ne peut pas le laisser comme ça , il faut recoudre !!!!
- Je veux bien essayer, mais à part recoudre des boutons et quelques accrocs pour les inspections de sac , c'est tout ce que je sais à peu près faire ; et les inspections de sac ....... c'est loin !!!
- Essayez , je vais vous aider !!!
Je récupère les pinces et l'aiguille avec son fil qui étaient tombées par terre . Nous enfilons des gants en latex et avec une compresse imbibée de désinfectant , je nettoie tout ce matériel . De la main droite , je saisis l'aiguille avec une pince , main gauche je prend la pince brussel et je préviens le blessé :
- Si tu gueules , je t'explose la tronche !!! je ne veux pas t'entendre !!! tu serres les dents , tu fermes ta gueule et tu fermes les yeux !!! c'est bien compris ?
- Compris Patron !!!
L'O2 m'observe sans rien dire , il attend sans doute de voir comment cela va se passer . Je me concentre pendant une dizaine de secondes ....Ne pas trembler .... surtout ne pas trembler !!! Je prends deux ou trois profondes inspirations , je bloque ma respiration .....
- On y va !!! enlevez la compresse Capitaine !!!
L'O2 s'exécute et éponge un peu de sang , je saisis délicatement le bord supérieur de la plaie avec ma pince brussel , je pique l'aiguille à un millimètre du bord et la fait ressortir de l'autre côté ; le blessé grogne un peu ....
- Tais-toi !!!!
- Oui Patron ....
- Arrête donc de dire " oui Patron " tu m'énerves !!!!
- Oui Patron !!!
J'ai soudain une furieuse envie de lui coller une baffe ..... Je tire sur l'aiguille pour faire courir le fil jusqu'à laisser cinq centimètres ; je saisis l'autre bord de la plaie avec la pince brussel et le rapproche du bord supérieur . Je dois bien viser où piquer , pas de décalage . Je plante mon aiguille à un millimètre du bord , la fait ressortir de l'autre côté et tire le fil ; les deux bords sont rapprochés ....
- Coupez à cinq centimètres s'il vous plait ....
L'O2 s'exécute ( il est très obéissant !!! )
- Merci Capitaine !!!
- Je n'en ferai rien mon cher !!! tout le plaisir est pour moi !!! me répond-il ...
- Arrêtez donc vos politesses !!!! et faites attention à ce que vous faites !!!
C'est le Vieux qui pique sa crise toujours derrière son rideau .....
- Commandant !!! nous ne faisons que mettre en oeuvre votre délégation !!!
Et pan sur le bec du Vieux !!! on ne l'entendra plus .....
Maitenant , il s'agit de faire le noeud !!! Avec ces putains de pinces , je n'y arrive pas , j'ai beau cogiter , je ne trouve pas la solution , d'ailleurs le noeud de chirurgien je ne connais pas et je ne sais pas faire . Je pose pinces et aiguille sur une compresse , et à la main , je fais un noeud plat du plus bel effet . Ce n'est sans doute pas le noeud adéquate , mais comme on dit dans la Royale : Trop fort n'a jamais manqué !!! Je coupe les deux brins en ne laissant que deux millimètres , voilà le premier point posé !!!
- Bien joué !!! déclare l'O2 avec un grand sourire ....
- Ca va mon grand ??
- Ca va Patron !!!!
- On continue !!!
Il me reste assez de fil au bout de mon aiguille pour un autre point ...Je me concentre et attaque le deuxième point après que l'O2 eût éponger le sang qui coule encore un peu . Ne pas trembler .... surtout ne pas trembler !!! Le deuxième point est posé de la même façon que le premier , et terminé par un noeud plat .... Je prend une nouvelle aiguille pour le troisième point qui est posé comme les précédents , je suis en train de faire mon noeud quand :
- C'est pas comme ça qu'il faut faire !!!!
C'est ce comique d'infirmier qui vient de faire surface et m'espionne par-dessus mon épaule !!! je l'envoie aux pelotes et le regard que lui lance L'O2 lui suffit , on ne l'entendra plus .......
Je me prépare à attaquer le quatrième et dernier point , je me concentre , saisis le bord supérieur de la plaie , je vais planter l'aiguille lorsque le blessé ouvre les yeux et me regarde ; nos regards se croisent ; je prends soudainement conscience que je suis en train de jouer avec une aiguille à quelques millimètres de l'oeil d'un collègue , et que si je tremble , si je rate mon coup , ou si je fais un geste inconsidéré : je lui crève l'oeil !!!! Je suis décontenancé , je perds ma concentration , je m'arrête , je ne sais plus quoi faire , je suis presque tétanisé , je ne peux plus bouger ,bloqué !!!
L'O2 s'en aperçoit .....

- Cinq minutes de pause !!! propose-t-il ....
Je pose mes instruments et m'en vais me réfugier au Central au pied de l'échelle dans le courant d'air qui descend de la passerelle . L'air frais me remet les idées en place , il faut que j'y retourne bon gré mal gré , je ne peux pas m'arrêter là , je n'en ai pas le droit ; je me motive et retourne au Carré .
- surtout n'ouvre pas les yeux et tais-toi !!!
- Oui Patron !!!
Je me concentre et attaque le quatrième point de la même manière que les précédents . tout se passe bien . D'un commun accord , nous décidons que quatre points sont suffisants , nous arrêtons là notre travail . L'O2 tout content de lui va prévenir le Vieux que nous avons terminé , celui-ci vient faire son inspection :
- Pas trop mal !!! vous auriez pu faire mieux !!!
Et vlan !!! dans les dents !!! c'est la réponse du berger à la bergère . Les compliments : le Vieux connait pas ! il n'a jamais félicité qui que ce soit pour quoi que soit !! Jamais content !!! il est comme ça , faut faire avec !!! mais nous avons en lui une confiance sans bornes , il nous emmènerait au bout du monde !!!
- Allons prendre l'air pour nous remettre de nos émotions !!! décrète-t-il ....
A la passerelle , l'Officier de quart est surpris de voir débouler le Vieux suivi de l'O2 à cette heure de la nuit .....
- Si j'avais été fumeur , me dit-il , je vous aurais offert volontiers un cigare !!!
- Merci Cdt , j'ai ce qu'il faut !!!
Je sors mon paquet de Gauloises et en allume une ... j'inspire goulûment la première bouffée , la fumée emplit mes poumons et me procure une énorme sensation de bien-être , je rejette doucement la fumée en dégustant son âcreté , je me détends , quelques gouttes de sueur perlent sur mes tempes , je mets ça sur le compte de l'émotion .....
A la deuxième bouiffe , la sueur me coule sur le front et le visage , je trouve ça bizarre .....
A la troisième bouiffe , je suis inondé de sueur , ça me dégouline de partout .... mon tee-shirt est trempé .... j'ai les jambes en coton et par moment ma vue se voile de blanc , j'ai du mal à respirer ... putain qu'est-ce-qui m'arrive ??? je balance mon clope par dessus bord et je me cramponne au bord de la baignoire .... L'O2 s'en aperçoit :
- Ca ne va pas Patron ?
- Pas du tout !!! je crois bien que je vais tomber dans les pommes !!!
- Voyons !!! le plus dur est passé !!!
Maitenant , je suis gelé , je grelotte de froid et claque presque des dents , tout mon corps est pris de tremblements ; dans la minute suivante , je suis bouillant , je crève de chaleur ....on dirait un drogué en manque . Ma vue s'obscurcit de temps en temps .... je me raccroche tant bien que mal au rebord de la baignoire , ne pas tomber .... surtout ne pas tomber ... résister ... ne pas tomber ... d'ailleurs , je ne risque pas de tomber vu que nous sommes serrés comme des sardines .... tenir debout à tout prix !!! Je ne sais combien de temps dure cette crise , mais elle me paraît durer une éternité ......
- C'est la tension nerveuse qui retombe !!! diagnostique le Vieux
Peu à peu je reprends mes esprits , mais je suis comme un sac vide .... j'allume une deuxième clope ....
- Ah !!! ça va mieux !!! constate l'O2
La première bouiffe m'écoeure , je sens que si j'en tire une deuxième , je vais dégueuler .... je balance ma clope par-dessus bord .....
- On ne dirait pas !!!! ironise le Vieux ......
J'attends quelques minutes avant de manifester mon intention de redescendre au CO . L'O2 me précède dans la descente du sas au cas où ..... Je rejoins le CO où mon crabe-chef est tout heureux de s'occuper de la table traçante : le voila promu Chef de CO !!!! Je m'allonge sur le banc des GCO2 , en fermant les yeux , je me dis qu'avec l'infirmier , nous formons tous les deux une belle équipe de bons à rien !!!! et ce qui devait arriver arriva : je tombe dans un profond sommeil .... L'O2 en bon père de famille donnera la consigne à l'Officier de quart et à Raymond au Central de me laisser tranquille , mon crabe-chef s'occupera du CO , et de le réveiller lui-même en cas de besoin ......
Quatre heures du matin : relève de quart ; Nénesse qui prend ma suite me secoue sans ménagement , ulcéré de me voir roupiller pendant mon quart . Les explications du veilleur n'y font rien ; la suite est vite passée :
- RAS je t'expliquerai plus tard !!!
Je rejoins ma bannette au poste AR après une escale technique à la tranche hygiène pour pisser un coup . On me laissera dormir jusqu'à 11 heures , l'heure de déjeuner avant de prendre le quart à midi frais et dispo comme il se doit .....
Une bonne semaine plus tard , nous nous amarrons à Castigneau ; après l'appel (au cas ou un rigolo se serait échappé) les deux tiers non de service rejoignent Missiessy en vue d'une méga-douche : un décrassage en règle où la brosse en chiendent serait la bienvenue si elle n'était si raide !!!! A l'appel de 13 H 30 , l'O2 m'informe que le Vieux nous attend dans son bureau à 14 H 00 . A l'heure dite , il nous fait entrer et nous avise que le médecin-chef de la base à eut un mal de chien à enlever les points du blessé ....
- Toutefois , poursuit-il , il propose de vous prendre en stage afin de vous inculquer quelques notions et particulièrement l'art de faire les noeuds !!! Néanmoins , il me charge de vous transmettre toutes ses félicitations !!!! Nous n'aurons plus besoin d'embarquer un infirmier !!! conclue-t-il avec un petit sourire ironique ........