Les hélices brassent l'eau boueuse qui ravine les berges au passage de chaque bateau. De lourds nuages gris plombent le ciel de mousson, écrasant les hommes sous une chape de chaleur moite. Sur la passerelle, , les yeux rivés aux jumelles , officiers et timoniers scrutent le fleuve sur l'avant essayant de percer le mur végétal qui bouche toute vue sur les côtés. Le coin est peu sûr. Les irréguliers fourmillent et, selon leur tactique préférée, attaquent lorsqu'ils sont en nombre et en position favorable pour se fondre ensuite dans la brousse à l'approche des renforts. Les postes de la région, tenus par la coloniale ou la légion sont régulièrement harcelés. Voici peu, Ben-Suc a été enlevé avec toute sa garnison , puis incendié.
Un de mes matelots est en veille permanente sur la fréquence de la marine. J'allume le W.S.19 et chatouille le condensateur variable autour des fréquences phonie plus ou moins utilisées lors des opérations, avec l'armée, notamment. Le doigt sur le bouton qui tourne lentement, je perçois des bribes de voix au passage. Je reviens me caler sur la fréquence et là, j'entends hurler en bon français:
- La marine, arrêtez, la marine, m'entendez-vous? - C'est miracle que j'aie eu la chance de "choper" cet appel car rien ne prédisposait à le recevoir. Il s'agit de l'opérateur d'un poste , invisible pour nous, situé quelque part sur notre tribord. Comment a-t-il détecté notre avance? Mystère. Le bruit des moteurs peut-être, ou une de ses patrouilles. L'opérateur s'égosille dans son micro:
-Les bateaux, la marine, arrêtez, arrêtez.
Maintenant bien calé sur la fréquence, j'attaque à mon tour:
- Ici la marine, je vous reçois bien. Parlez.
-Enfin, vous m'avez reçu! Attention, arrêtez-vous, Les viets sont devant vous. Très nombreux. Ils ont monté une grosse embuscade et vous attendent.

Aussitôt, le pacha prévenu fait stopper le convoi et la chasse est appelée. Les avions de l'aéroport de THan-Son-Nhut, à Saïgon sont là en dix minutes. Sur les indications de l'opérateur du poste qui sait où se trouvent les viets, ils commencent leur noria; mitraillage en piqué, straffing. Je suis les opérations à la radio.
- Ici le Spitfire "leader Rouge". Où sont les viets? Je ne vois que des arbres.
Le poste répond:
- Ils sont là, au dessous de vous. Allez-y, tapez. Ils sont là.
La formation passe et repasse, à l'aveuglette.
- Ici "leader Rouge". Etes-vous sûr? Nous ne voyons pas âme qui vive.
- Mitraillez toujours, ils sont là.
Après avoir ratissé le terrain pendant une demi-heure en aveugle, les chasseurs à court de munitions, battent de l'aile et s'en vont. Leur matraquage a dû être efficace. Nous remettons en route, le doigt sur la détente, canons armés. Hormis le ronronnement des moteurs, il règne un silence de plomb. L'ennemi, bien étrillé et surtout surpris, a détalé. Nous effectuerons le reste du parcours sans entendre un seul coup de feu. Nous sommes toujours les bienvenus dans les postes.. Vivres, munitions, courrier, échange ou apport de personnel, le poste isolé ne peut tenir sans approvisionnement. Un retard, un empêchement, et en cas d' attaque inopinée, sa sécurité devient précaire.

Des opérations de dégagement sont montées au nord de Thu-Dau-Mot, conjointement avec la légion (13ème DBLE), colonel Langlais qui s'illustrera à Dien-Bien-Phu) Thu-Dau-Mot n'est pas loin de Saïgon et nous sommes là pour donner de l'air à la grande ville. Lors d'une de ces opérations, un prisonnier viet a été embarqué à bord. Il sera remis aux gens du deuxième bureau qui essayeront de lui tirer des renseignements. Il est là, accroupi sur le pont, les mains liées derrière le dos. Nous sommes en route, au milieu du fleuve, pas très large à cet endroit, et personne ne prête attention au prisonnier. Tout à coup, il bondit par dessus bord et disparaît dans l'eau boueuse. Le bateau stoppe, on tire dans la direction où a disparu le viet, à la mitrailleuse d'abord, au canon de 40 ensuite. Un pareil courage suscite l'admiration et plusieurs d'entre nous, en notre for intérieur, souhaitons que le gars ait pu rejoindre la berge, même si nous savons qu'il nous tuerait sans hésiter s'il en avait l'occasion.

Dérision de la guerre...
Photo: Les LCI en Indochine.

Mais après ça il a été décidé de recourir aux liaisons fluviales en attendant de recevoir les Half Track pour les ouvertures de route.
Peu après son arrivée le CC Combe cdt de la BAN, avait demandé le renforcement des défenses de la base, avec la mise en place de canons de 75 aux endroits clés ainsi que l’affectation de half-track.
Car il y avait déjà eu quelques attaques à la fin 1947 mais pas si proches de la base que celle là, qui avaient fait trois morts et quatre blessés.
L’armement des hommes d’accompagnement avait été renforcé et les chauffeurs dotés d’un pistolet.
La route faisait une douzaine de km entre Saïgon et la base, des tours de guet et des postes militaires jalonnaient le parcours, tenus par des sections de coloniaux de l’armée de Terre.
Puis au deux tiers du parcours elle franchissait un rach sur le pont de Giong Ong To, où se trouvait un poste tenu par la Légion Étrangère, dernier poste important de l’armée avant la base de Cat-Lai.

Vers la fin du parcours on arrivait au point d’eau du Puits Layne, du nom du moteur américain du système de pompage, puits dont le contrôle était vital pour l’alimentation de la base en eau potable.
Le poste était tenu par une section de marins de la base qui changeaient chaque soir, commandée par un second maître ou un QM chef.
Un mirador est était monté au-dessus du système de pompage à la manière d’un derrick, le guetteur surplombait la route, et comme l’entrée de la BAN était à portée optique, il n’y avait pas de poste de radio installé à demeure.
Quelques tirs d’intimidation Viets avaient lieu la nuit pour insulter et menacer les factionnaires.

En juillet 1948 la pression Viet avait recommencé à viser la base.
La mise sur pied d’un groupe d’intervention et ses sorties fréquentes permirent de montrer notre vigilance aux Viêts, de dégager les alentours immédiats et rassurer la population du village de Cat-Lai placé sous notre protection ; un village qui restait attaché à ses traditions religieuses et fidèle à la France.
Pendant ces opérations, menées avec les moyens du bord, 120 Viets furent mis hors de combat.
Mais cela ne suffisait pas à empêcher les intrusions nocturnes dans les environs.
La station de pompage du Puits Layne était souvent harcelée, mais sans moyens radio.
Le commandement décida d’en faire installer un à demeure afin de permettre des vacations journalières en phonie.
J'avais choisi pour ça un appareil de campagne, rustique, de l’US Army : le radio set SCR-284/BC-654.
Il possède une alimentation autonome en courant, fournie par une génératrice à manivelle placée sur un trépied et qu’on peut actionner assis.
Une fois le matériel installé j'ai ensuite participe à quelques gardes nocturnes pour montrer son fonctionnement au chef de poste.
Au milieu de la nuit on entend parfois les Viets avec leurs porte-voix, qui, entre les tirs de leurs fusils japonais « Tako » (appelés ainsi pour leur claquement caractéristique) nous promettent de nous couper douloureusement des parties vitales ! !!!
Mais pour les liaisons fluviales il fallait un LCM et en attendant, à part la petite vedette d’origine japonaise qui servait parfois de Canot-Major aux officiers se rendant à Saigon, aucune embarcation n’est suffisamment grande pour prendre la corvée de vivres et les consultants médicaux du matin.
Seule une barcasse japonaise dont le moteur avait été démonté, pouvait convenir provisoirement.
Les mécanos l’équipèrent en toute hâte avec un gros moteur de camion Nissan (la marque existait déjà) qui se trouvait dans les stocks.
On me demanda d’installer rapidement un ensemble émetteur-récepteur radio phonie pour assurer des contacts avec l’UM de Saigon tout au long du parcours.
J'ai choisi un ensemble de Type 19 anglo-canadien (clin d’œil à l'ami Albert qui connait ce matériel) disponible à l’atelier.
En bon état et peu gourmand en courant, il fonctionnait sur le 24V continu.
Je posais alors une batterie en tampon sur la génératrice du moteur Nissan pour l’alimenter, ainsi que l’antenne fouet nécessaire à son fonctionnement.

Le surlendemain nous faisions l’ouverture de la liaison pour évaluer les embûches du parcours; il fallait naviguer au milieu.
On me demanda d’embarquer avec le détachement armé afin de tester la radio et d’assurer les contacts avec la base et l’UM de Saigon.
Nous empruntions le Donnaï en direction du Nhàbe qui est le terminal pétrolier de Saigon, et passions devant la Pyro de Tan Tuy Ha pour rejoindre la rivière de Saigon et la remonter en direction de la ville.
Nous prenions soin de naviguer bien au milieu pour éviter de se faire allumer à partir des rives, par la suite l’équipage assurera seul les contacts radio en phonie, sans ma présence.

Après nous avons touché le LCM demandé, il permettait de transporter davantage de passagers et un véhicule moyen.
Le LCM est remis brut, avec un moteur révisé, mais dépourvu d’armement et de radio.
Pendant que les armuriers s’occupaient de la pose d’un support de mitrailleuse j’installais cette fois un ensemble de Type 22 britannique et son antenne fouet en V, en posant un gros isolateur avec l’aide des mécanos.
Le courant électrique du bord était cette fois du 120V continu fourni pour l’éclairage et l’alimentation d’un fourneau.
J’intercalai alors une simple résistance japonaise de dissipation adéquate pour obtenir les 24 Volts nécessaires au Type 22 qui n’est pas gourmand en courant.
Cette installation empirique n’était pas d’un haut niveau technique mais ça marchait et il fallait aller vite.

Voilà comment on faisait en 1948 et 1949, après ça, il y a eu un tournant, tout le personnel participait à la défense y compris ceux de l'escadrille...
En deux ans la base avait perdu au total dix marins tués, un disparu et sept blessés.