Les distractions étaient rares pour les civils. Des familles entières se rendirent en promenade le dimanche après-midi vers Kerango.
L'entrée du camp demeurait interdite. On se contentait d'en faire le tour, de contempler les soldats athlétiques en uniforme kaki, coiffés d'un feutre bosselé et bottés jusqu'aux genoux. On ne comprenait pas un traître mot de leur charabia nasillard. Flegmatiques, ils vaquaient à leurs occupations sans prendre garde aux badauds.
Il fallait avoir vu le spectacle au moins une fois, sinon on nous eût traités de mauvais Français et montrés du doigt.
Nous y allâmes une fois, ma sœur et moi, accompagnées de notre mère et de quelques voisins.
Les habitants de notre quartier, entre Beg-Avel et Petit-Paris, auraient pu croire que ces Américains n'existaient pas. Quand les Sammies bénéficiaient de quelques heures de liberté, il se dirigeaient en sens opposé, vers le centre ville, la rue Louis Pasteur, à la recherche d'hôtesses accueillantes.
Il advint qu'un jour, deux d'entre eux prirent par erreur la direction de Saint-Pierre Quilbignon. Ils suivirent le trottoir, s'arrêtant ci et là, questionnant :
Jolies mademoiselles ? Où sont-elles ?On leur indiqua par malice la direction de l'église, du cimetière et des champs.
Par là ! Tout droit, tout droit !Je pense qu'ils courent encore, cherchant le repos du guerrier car on ne les vit pas rebrousser chemin.
Sur ces entrefaites, le facteur remit à Mère une missive qui la jeta dans l'excitation :
C'est votre père ! Il viendra très bientôt en permission !Elle informa les parents proches, amis et voisins, que son quartier-maître mettrait sac à terre pour dix jours.
Il survint à l'improviste, frileux dans une vareuse piquetée du crachin matinal, avec les gestes ralentis d'un goéland fatigué. Mère fondit en larmes. Nous regardions en silence, ma sœur et moi, intimidées, ce père dont nous n'avions qu'un vague souvenir. Il me parut cocasse avec sa moustache noire en croc, ses yeux bleu-sombre pétillants sous des sourcils arqués à la chinoise. Cocasse mais sympathique.
Les jours qui suivirent, les visiteurs affluèrent pour le saluer. On invita les personnes non mobilisées de la famille pour le jeudi suivant. Ah ! le joyeux gueuleton que nous fîmes ! Cela comptait en temps de guerre. Le boulanger, notre plus proche voisin, ayant fait cuire dans le four à pain les plats de résistance, le travail fut simplifié. La tante de Saint-Martin apportait des crêpes et la grand-mère de Crozon un énorme gâteau." .../...
"Planète fantôme de mon enfance" par Anne Péron (1908-2002)
LE VIEUX BREST, c'était évidemment un port, des quartiers et des immeubles mais c'était aussi des hommes et des femmes.
Quatre jeunes Brestoises de 1924 :
Photo Le Besseyx, Brest
Yvonne, Anne, Lucienne et Marguerite, quatre amies, quatre jeunes Brestoises en 1924.
Ma mère est la deuxième à gauche. Elle a seize ans.